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la spontanéité des entraînemens aveugles où l’emporterait la sensibilité, qui l’avoisine de si près, tout en s’en distinguant si fort. C’est cette distinction que M. Lacordaire ne fait jamais, et c’est là ce qui ôte toute valeur à sa doctrine.

Est-ce à dire cependant que cette sublime notion de l’infini ne puisse jamais remuer notre cœur ? Est-ce à dire que le Dieu de la raison soit un dieu géométrique dont les muets adorateurs n’aient pas même d’entrailles ? Ah ! lorsque, dans l’enthousiasme des grandes choses ou des grandes actions, l’ame s’élève d’un coup jusqu’à la pensée de l’infini ; lorsqu’après bien des travaux et des veilles elle en vient lentement à contempler la cause des causes, il n’est pas vrai qu’elle reste si aride au milieu de son triomphe ; il y a des larmes dans sa joie, il y a tout une effusion de tendresse qui double et qui récompense l’effort de l’esprit ; mais c’est une émotion mâle et profonde : ce n’est pas le cri chétif d’une sensibilité maladive, ce n’est pas cet élan presque physique dont M. Lacordaire nous montre les analogies vulgaires, un pressentiment, une sympathie qui se déclare, une illumination soudaine, une sorte de seconde vue. Jusque dans l’intuition spontanée de l’Être suprême, l’intelligence garde plus de place que M. Lacordaire ne lui en voudrait laisser ; son rayon précède tout et prépare tout. C’est là ce que M. Lacordaire ne comprend pas : il méprise la raison réfléchie, il affecte de la confondre avec le raisonnement, qui n’est qu’un procédé logique et non pas une puissance de l’ame ; il repousse toute cette lumière, parce qu’il la croit stérile, et ne connaît pas ce qu’elle a de généreuse chaleur ; il admire, au contraire, la raison spontanée ; il y met son espoir de salut, mais c’est parce qu’il la juge, pour ainsi dire, moins raisonnable qu’elle n’est, c’est parce qu’il introduit la sensibilité avec tous ses caprices au lieu et place de la spontanéité. Les idées religieuses ne sont plus pour lui que des idées supra-rationnelles dont la parole sacrée peut seule nous donner la conscience comme par un éveil miraculeux ; idées naturelles et idées surnaturelles, toutes se mêlent et n’ont plus ensemble qu’une même origine mystique. « Aristote a dit que l’homme est un animal religieux, » s’écrie M. Lacordaire triomphant, et tout aussitôt il l’appelle un animal mystique, comme s’il n’y avait point un abîme entre les deux, comme si la conviction mystique résultait du même travail que la conviction religieuse, comme si elles avaient même source et même enfantement. Aussi est-ce bien ce que prétend M. Lacordaire par une nouvelle et plus étrange confusion ; aussi attribue-t-il aux idées mystiques toutes les qualités qui les détruiraient, la clarté, l’évidence