Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dieu ; ceux-ci n’ont en vue que l’abaissement de l’homme. Lorsque les jansénistes aggravaient ainsi forcément l’imbécillité de la nature, il semblait, à les entendre, que la corruption s’arrêtât au cœur, et que la raison ne fût point trop entamée par ce vice radical de la naissance. L’était une inconséquence admirable, digne de ces nobles penseurs. Nos nouveaux docteurs n’ont pas de ces scrupules, c’est l’intelligence qui leur fait le plus de peur ; c’est sur elle que portent d’abord leurs coups, de sorte qu’ils précipitent le chrétien dans une impuissance tellement absolue, que, toutes les parties de son être se trouvant à la fois frappées et brisées, il ne lui reste plus qu’à s’anéantir sous le poids de la malédiction, si l’aide ne lui arrive d’ailleurs. Et comment obtenir ces secours essentiels que la nature lui refuse ? Il ne s’agit presque plus maintenant des inspirations ordinaires de la grace, des bons mouvemens qui viennent d’en haut : tout cela ressemblait trop à la Providence. Le Dieu qu’on prêche est un Dieu méprisant et sévère, qui ne donne à l’humanité déchue que des avertissemens matériels, et la pousse en aveugle dans des voies inflexibles ; c’est un Dieu superbe, qui n’a point daigné laisser à sa créature un sens assez droit pour qu’elle pût suivre son chemin, si elle ne se heurtait à chaque pas aux bornes qui le resserrent ; on dirait qu’il ne peut gouverner les ames sans les abêtir.

Ouvrez le livre de M. Lacordaire, écartez les pompeuses enveloppes ou les adoucissemens flatteurs de sa pensée, allez au fond, vous n’y découvrez pas autre chose ; ce n’est qu’un livre posthume de M. de Maistre, pas une idée de plus et le style de moins. Doctrines métaphysiques, doctrines morales, doctrines politiques, tout aboutit là.

Ainsi, quelle est d’abord pour lui la règle de la certitude ? quelle est la solution du problème de la connaissance ? Jusqu’où peut-elle atteindre ? A ces grandes questions, que la philosophie sera toujours obligée de résoudre par le sens commun, M. Lacordaire répond par deux théories opposées, entre lesquelles il choisit suivant le besoin de la cause et l’à-propos de la déclamation. Tantôt il s’emporte violemment contre la raison et prétend l’écraser pour livrer l’humanité plus entière à la foi, tantôt il accepte l’autorité de cette raison souveraine que ses plus ardens contempteurs ne peuvent jamais assez sûrement abdiquer ; mais c’est pour en dénaturer le caractère, c’est pour la confondre avec la foi elle-même, c’est pour lui prêter des procédés et des visées qu’elle n’a pas et qu’elle n’ambitionne pas. Dans un cas comme dans l’autre, il ne va jusqu’au bout de rien. Si peu qu’on le presse, il faut qu’il renonce à mettre ensemble deux ordres de faits trop contraires ;