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Il a, j’en suis sûr, le plus vif désir d’être en même temps religieux et philosophe ; il espère gagner beaucoup pour la raison et beaucoup pour la foi. Mais chez lui malheureusement rien de tout cela ne se fait avec simplicité ; comme il se croit obligé de pousser la foi jusqu’au renversement de la raison, il faut que la raison elle-même se torture pour retrouver une place dans ce grand désordre où tombe sa pensée. De là ces constructions arbitraires qui ne peuvent servir de base qu’à des édifices de fantaisie ; de là ces vaines formules qui ne gouvernent que des êtres de convention, de là tout ce monde chimérique sorti d’une tête qui n’a de passion que pour les nouveautés difficiles. En guise de philosophie, M. Lacordaire adopte les inventions les plus artificielles de la subtilité humaine ; en guise de religion, les extrémités les plus scabreuses des doctrines surnaturelles ; puis il s’exténue à composer un tout de ces élémens bizarres, comme s’il n’était pas meilleur de s’y prendre à la façon dont on s’y prenait autrefois, de mettre de la règle dans son jugement et du jugement dans sa dévotion.

Le pire est qu’ainsi préoccupé du soin de ce violent équilibre dont il semble aimer le danger, M. Lacordaire finit par perdre cet équilibre naturel, où le bon sens sait toujours se tenir, pour dire des vérités utiles dans toutes les situations et de toutes les tribunes. Or, s’il y a quelque chose de marqué dans ce temps-ci, c’est le dégoût croissant des exagérations, l’ennui des choses forcées, et, quoi qu’on en dise, l’amour assez sincère d’une sage et honnête mesure. L’œuvre de M. Lacordaire est aujourd’hui venue trop tard : il est, en 1845 ce qu’il était en 1835 ; le monde s’est bien rassis pendant ces dix années ; il ne s’en aperçoit pas, et le traite encore comme il fallait peut-être le traiter au lendemain de l’exaltation politique et religieuse qui suivit 1830. Tout cet emportement d’imagination nous laisse à présent aussi calmes qu’il convient, et nous nous arrangeons mal des procédés avec lesquels M. Lacordaire exploitait alors cette fougue générale des esprits. Nous avons eu le loisir de nous reconnaître, nous savons qui nous sommes : il n’a pas même l’air de s’en douter. Nous avons eu le sang-froid nécessaire pour étudier, et nous pouvons discuter les idées et les faits qu’il nous oppose : il nous les oppose toujours comme si ces pauvres combinaisons étaient restées invincibles. Il veut nous persuader qu’il est tout-à-fait des nôtres ; il se figure qu’il nous combat avec nos propres armes, et nous réduit au silence avec l’histoire telle qu’il l’invente, avec la philosophie telle qu’il nous la prêche : grouper des évènemens, élever des théories qui demandent à toute force une solution chrétienne, c’est là son ambition la