Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donner dans l’ennemi : c’est là ce que M. Lacordaire devrait oublier moins que personne.

De 1835 à 1845, M. Lacordaire a successivement traité quatre grandes questions : il a expliqué la nécessité de la formation d’une église pour établir une doctrine ; il a énuméré les moyens par lesquels cette doctrine justifie et répand son autorité ; il a raconté les effets que cette doctrine produisait sur l’esprit de l’homme ; il vient enfin de raconter ceux qu’elle produit sur son cœur. De la doctrine même, il n’a pas dit mot. Il s’est fait un plan dont il ne se départ point ; il y met toute sa confiance ; il veut suivre cette ligne originale « jusqu’à ce qu’elle le conduise au trône de Dieu. » Veut-il donc la suivre tout seul, et puisqu’il sait son auditoire si mal préparé, puisqu’il lui reproche si vivement son ignorance des choses de la foi, ne devrait-il pas commencer par enseigner celles-là ? car j’imagine du moins qu’il ne prend pas pour telles ces singulières visions qu’il lui plaît d’avoir. Quoi ! rien sur les élémens mêmes du christianisme ; rien sur les préceptes et les dogmes, sur les miracles et les mystères, sur les prophéties et leur accomplissement ; rien sur les démêlés qui séparent le catholicisme des autres cultes chrétiens ; rien sur la grace, rien sur l’eucharistie ! Les objets les plus naturels de l’éloquence sacrée passés ainsi sous silence ! les vrais points de la controverse négligés et dédaignés comme s’ils n’existaient pas ! enfin, à la place de ces solides instructions que tout esprit bien fait, quelle que soit sa croyance, doit aujourd’hui désirer, à la place de ces heureuses leçons qui tombaient jadis de la chaire, dictées par la raison naturelle aussi souvent au moins que par la loi révélée, à la place de cette douceur infinie, de ce calme profond de la vraie sagesse religieuse, quoi donc maintenant ? tout le bruit du siècle, tous les échos de ses orages, tous les contre-coups de ses passions, des théories sociales et politiques, des ébauches d’histoire et de philosophie, des considérations générales sur les mouvemens des peuples et les destinées des états, un immense appareil de savoir humain, dont l’ampleur factice ne cache que des notions vagues et des idées fausses !

Ce sont là pourtant les ressources sur lesquelles M. Lacordaire a compté pour exercer une influence sérieuse ; c’est par là qu’il se figure « traiter avec l’intelligence, » suivant sa propre expression ; c’est ainsi qu’il lui ménage la lumière « comme on ménage la vie à un malade tendrement aimé. » Sans doute ce n’est ni la bonne volonté, ni la bonne intention qui lui manque ; ce qui lui manque avant tout, c’est la justesse d’un esprit droit.