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M. Lacordaire n’était pas fait pour entreprendre régulièrement la tâche ordinaire du prédicateur catholique ; elle ne laissait pas assez de jeu aux facultés spéciales dont il est doué ; si une fois en effet on l’accepte et l’on s’y borne, il n’est plus guère de sujets qui ne soient presque imposés par la tradition de la chaire et par les nécessités de l’enseignement religieux. « En ces sujets-là, c’est la matière qui se prêche elle-même, dit encore La Bruyère, et c’est moins une véritable éloquence que la ferme poitrine du missionnaire qui peut nous ébranler. » M. Lacordaire aspirait naturellement à des mérites plus personnels ; il lui fallait, pour satisfaire l’entraînement tout particulier de son humeur, une route moins frayée, un champ moins connu ; des solutions trop prévues n’avaient rien qui pût assez piquer la curiosité maladive de cet esprit rhéteur et subtil, et pour s’être mis si héroïquement à la recherche du catholicisme, pour avoir commencé la campagne sous ce drapeau chanceux qu’il fallut bien un jour abandonner, c’était, en vérité, trop peu d’aboutir aux mêmes labeurs qu’un prêtre de paroisse. Quand, on s’en tient au fond de la doctrine, « il n’y a plus à s’exercer sur les questions douteuses, on n’a plus à faire valoir les violentes conjectures et les présomptions. » (Je ne me lasse pas de citer La Bruyère ; Bossuet n’eût pas autrement parlé.) « Il n’est besoin que d’une noble simplicité, mais il faut l’atteindre, et ce qu’on a d’imagination, d’érudition et de mémoire, ne sert souvent qu’à s’en éloigner. » Supposez, au contraire, qu’on ne touche qu’en passant à la doctrine elle-même ; supposez qu’au lieu des faits essentiels qui la constituent, on ne rassemble que des faits qui lui soient étrangers, comme autant de preuves extraordinaires et nouvelles de cette doctrine qu’on n’explique pas ; supposez enfin qu’au lieu des idées-mères qui sont, du domaine de tous les croyans, et dont chacun d’eux a droit d’être instruit, on vienne raconter je ne sais quelles vues purement individuelles sur l’ensemble et la valeur de ces idées dont on s’est fardé de rien dire, alors qu’arrive-t-il ? Je doute qu’en somme la doctrine y gagne, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’une intelligence vagabonde se remue bien plus à l’aise dans ces vastes espaces où désormais on ne saurait la contenir. Déchargée du soin pénible de la discussion dogmatique, elle va courir à l’aventure sur le grand chemin des théories et des hypothèses ; trop impatiente pour s’enfermer long-temps dans la place assiégée, elle s’élance au dehors sous prétexte de chercher du renfort. Encore une fois, je doute qu’elle en trouve ; mais, certes, ce n’est point faute de risquer ; lorsque l’ardeur d’une sortie vous emporte si loin des murs, il ne s’en manque guère souvent qu’on n’aille