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eurent réduit le gouvernement britannique à un isolement aggravé encore par les troubles intérieurs, qui menaçaient de renverser la constitution et le trône. Aujourd’hui même, avec la connaissance que nous avons des faits accomplis, nous avons peine à concevoir son courage inébranlable au milieu de tant de revers, de mécomptes, de périls insurmontables en apparence, la persévérance invincible qui lui fit reprendre vingt fois une tâche vingt fois interrompue par la fortune, les ressources infinies et variées que son génie lui fit découvrir pour supporter le fardeau accablant d’une guerre dont les proportions et l’activité dépassaient de si loin tout ce qu’on avait vu jusqu’alors.

Pitt avait deux buts à atteindre, deux ennemis à combattre. Il fallait tout à la fois qu’il opposât une barrière efficace aux débordemens de la France révolutionnaire, et qu’il sauvât le pays des fureurs de l’anarchie démocratique. De ces deux buts, le second fut complètement atteint : la démocratie fut vaincue, et ce qui fait la gloire de Pitt, c’est que, s’il dut, pour triompher des ennemis de l’ordre social, recourir quelquefois à des mesures que la liberté n’eût pas avouées dans des temps ordinaires, jamais, du moins, il ne sortit des limites de la constitution, jamais il ne fit rien qu’avec le concours régulier du parlement, dont il eut même plutôt à contenir qu’à stimuler le zèle. Il réussit moins complètement sans doute à arrêter l’ambition et la fortune de la France. Il ne put empêcher la république et ensuite Napoléon de mettre à leurs pieds l’Europe continentale, mais il préserva l’Angleterre de cette humiliation, il lui assura, par une suite de victoires éclatantes, l’empire absolu de la mer qui devait être plus durable pour elle que ne le fut pour Napoléon la domination du continent ; enfin la dernière coalition qu’il dirigea, et dont les revers rendirent si douloureux ses derniers momens, fut en quelque sorte le germe de celle qui, neuf ans plus tard, renversa l’édifice de l’empire français. C’est en suivant les plans de Pitt, en marchant sur ses traces dans des conjonctures plus favorables, que des hommes bien inférieurs à lui obtinrent ces grands résultats refusés par la fortune à ses talens et à son courage.

Pitt possédait au plus haut degré la fermeté, l’intelligence, le calme, l’égalité d’ame, la persévérance dans les projets unie à cette souplesse d’un esprit fécond qui sait varier les moyens à mesure que le changement des circonstances en exige de nouveaux. L’abondance des idées, l’étendue, la finesse des aperçus, se conciliaient en lui avec une promptitude et une sûreté de résolution qu’elles excluent d’ordinaire. Bien que la haute philosophie de Burke lui fût étrangère, aussi bien que