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confréries, tonneliers, menuisiers, chasseurs, poètes, avaient leurs formules poétiques, il y eut aussi des chants pour tous les enfans de l’Allemagne, pour le fermier assis sur sa porte, pour la jeune fille à sa fenêtre, pour l’étudiant qui dit adieu à l’université, pour le voyageur de nuit qui traverse à cheval les plaines de la Souabe, pour la douce faucheuse si active, si empressée au travail, pour la fille de l’orfèvre ou de l’aubergiste, pour le soldat, pour le bon camarade qui meurt à son rang. Le poète hongrois n’a pas de si calmes tableaux à nous présenter ; sa toile est plus sombre ; c’est presque toujours le bandit de la montagne, ou bien, dans les retraites mystérieuses de la forêt, une bande de bohémiens, et le sabbat aux sons des cymbales. Si quelque chose de plus doux, si l’amour, si la passion éclate dans ses vers, ce sera au milieu de circonstances lugubres, et dans le cadre assombri du drame. Je citerai, par exemple, la ballade touchante et terrible qu’il intitule la Petite Rose (das Roeslein). Un jeune gentilhomme est conduit au supplice ; il a tué de sa main le tyran de la patrie. Voyez comme il marche bravement à la mort, au milieu de la foule accourue pour la fête sanglante ! Il sourit, et une petite rose toute fraîche brille à sa boutonnière. Cependant, à une fenêtre, il a aperçu une belle créature, une belle jeune fille couverte d’un voile noir. Ah ! dit-il, je n’ai pas encore aimé, mais voilà celle que j’aime ! Et, détachant la petite rose, il la lui fait porter par son valet. Il regarde, il regarde toujours, inquiet, tremblant, jusqu’à ce qu’il voie briller la fleur dans les mains de la jeune fille ; puis il s’avance vers le bourreau et tend sa tête à la hache.

Or, ces ballades, ces histoires poétiques, ces petits drames vifs et animés, ces chansons rêvées le long du Danube, ne sont placés là que pour expliquer le réveil du poète, ce qu’il appelle la Résurrection. Voici comment s’ouvre le poème :

« C’était en Autriche. Je vis un peuple de joyeuse humeur, le visage empourpré, inaccessible aux soucis, et pareil à l’enfant qui, le jour où sa mère est morte, mange en riant les gâteaux au repas des funérailles. Des chants gazouillaient autour de moi. Au milieu des vagues sonores de la musique, mon esprit s’endormait dans les bras de l’amour et sacrifiait sa virilité.

« Cependant, là, dans le pays des chênes, s’agitaient de vaillans poètes, majestés du chant par la grace de Dieu. A leurs pieds étaient des chaînes brisées. Ils contemplaient la déesse outragée de la liberté dans le buisson ardent de l’inspiration. Leur chant portait un lion dans ses armes. Ils menaient, par bandes nombreuses, ils menaient les esprits à la bataille de la délivrance ; ils demandaient à voir le grand soleil qu’on a emprisonné ; ils demandaient le pain de l’éternelle vie, la libre respiration de la pensée.