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filles de joie, mais, tout en se moquant, il n’oublie pas de causer d’amour. Enfin, quand il est las d’avoir taquiné Dieu et les papes, quand il s’est moqué de l’empereur lui-même, il meurt un matin d’un éclat de rire inextinguible. »

Cependant, quelle est cette musique qui chante gaiement sous les arbres ? C’est la vraie musique viennoise, ce sont les valses de Strauss et de Lanner. Jeunes et vieux s’enivrent à ces fontaines ensorcelées. Strauss et Lanner, voilà les maîtres, les prophètes, les apôtres, voilà les orateurs tout puissans qui prêchent ici et qui enseignent la foule. « Ah ! ce ne sont pas eux, dit le poète, qui arment la vertu d’une cuirasse d’airain et qui l’envoient à la bataille ; non, ils éveillent la douce sensualité, et elle, tout aussitôt, comme une jeune vivandière, belle, charmante, elle pénètre dans le camp ennemi et verse aux sentinelles vigilantes la boisson perfide qui les endort. » Lui-même, il est près de céder aux molles séductions, et son chant va se terminer par des strophes amoureuses. Il aperçoit devant lui une fille adorée, celle que tous les poètes ont célébrée à vingt ans, la muse des premiers jours, la muse naïve, confiante, qui reproche au poète son abandon. « Reste ici, lui dit-elle, où vas-tu ? Pourquoi me quitter ? Voici Pâques, voici le printemps ; viens pleurer avec moi au pied de la croix, au pied de l’autel où je te conduisais tout enfant. » Ainsi chante la douce muse éplorée ; mais non, ce n’est pas elle qui parle ainsi, ce n’est que son ombre ; elle est morte depuis long-temps dans le cœur du poète, et si son fantôme s’est réveillé un instant, c’est aux sons de cette musique trop douce qui endort la sévère pensée et désarme la libre intelligence. Adieu, lui dit le poète, et il l’ensevelit pieusement une seconde fois.

M. Dingelstedt, dans les Chants d’un Veilleur de nuit, a signalé aussi, mais avec bien plus de vigueur, l’énervante mollesse de Vienne. On connaît, en Allemagne, ces beaux vers du veilleur :

Wie bleich, wie hold, wie schmachtend hingegossen
Sie daliegt, die gefaehrliche Sirene !

« Comme elle est pâle, et charmante, et plongée dans une langueur voluptueuse, la dangereuse sirène, ses yeux noirs à demi fermés par les songes, sa tête appuyée sur le penchant des montagnes ! Il y a dans l’air je ne sais quelle attente douce et provoquante ; entendez-vous l’appel des rossignols ? Les sources chantent gaiement dans les jardins, les arbres murmurent Viens, oh ! viens près de moi.

« Les veilleurs de Saint-Étienne sont endormis ; le fleuve a imposé silence à ses flots. Comme la triste et rigide matinée est loin encore ! Comme la nuit est longue pour le plaisir qui a brisé son frein ! Vienne a laissé tomber son