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Puisqu’il ne retrouve plus les anciens compagnons de sa libre pensée, qu’il aille trouver les philistins, et qu’il suive le peuple de Vienne dans son carnaval de toute l’année ; il nous donnera un tableau vif et joyeux de ces fêtes étourdissantes qui entretiennent le long sommeil de l’ame. D’abord, montons avec lui sur la tour, nous verrons mieux l’aspect de cette foule bizarre : quel singulier mélange de toutes les nations ! quel rendez-vous du Midi et de l’Orient ! Comment se fait-il qu’un tel mouvement n’amène pas l’échange fécond des idées, et ne relève pas la fortune morale de ce pays ? C’est que ces échanges ici n’ont point cours ; ces commerçans ne sont point riches de ce côté, et ce n’est pas la pensée qu’ils apportent avec eux. Voyez-vous le turban du musulman ? Là, c’est le pauvre Dalmate, ici, un capucin de Venise, plus loin, un moine espagnol. Un seul est grave, c’est le Bohème, triste et muet, pauvre peuple à qui on a volé sa langue ; mais sa tristesse disparaît dans le mouvant tableau de la mascarade. Tous les costumes, toutes les robes, passent et repassent, turbans blancs, caftans verts, le bonnet rouge du Dalmate, la casaque blanche de l’Arménien. Comment s’étonner, pense le poète, de la folle gaieté de cette ville ? Elle porte un habit d’arlequin.

C’est pour cela qu’il va chercher là-bas, sous les arbres, la baraque de Polichinelle. Polichinelle est viennois, depuis qu’il a quitté Bergame. Nodier eût réclamé sans doute contre une telle hérésie, mais bientôt il eût reconnu dans son héros ce mérite de plus, celui de représenter exactement le pays où il parle. Le Polichinelle de Vienne, gai, railleur, mais sans malice, convient parfaitement au peuple autrichien :


« Inoffensif, enfantin, joyeux, ainsi vit ce peuple, d’une vie aussi calme que celle des plantes. Son petit cœur est ouvert jusqu’au fond, et son plus ardent essor est bien vite comprimé. L’hospitalité bienveillante habite sur son seuil ; il appelle volontiers l’étranger à son foyer, à sa table. Là, en face de la bouteille, son babil court et gazouille, comme une source vive qui ne tarit pas. Puis, il vous montrera avec un sentiment d’orgueil tous les trésors du foyer de ses pères ; il vous conduira ensuite dans les rues de la ville, au milieu de la foule, dans le train bruyant de la place publique. Il aime aussi à se faire conter tout bas ce qui se passe dans le monde. Alors son œil bleu brille comme un rayon de soleil, et la plaisanterie, toujours prête, s’échappe de sa bouche ; mais elle ne s’élance pas de haut en bas comme l’éclair, ’ce n’est pas non plus la flèche qui va frapper la poitrine ; c’est un elfe léger qui joue avec les cœurs, c’est un arlequin fantasque qui se jette la tête la première au milieu de la cohue. Regardez-le : il va poursuivre ce passant à mine renfrognée, ou réveiller celui-ci qui rêve ; il agace les précieuses, il agace les