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sa pensée rapide. Ici l’on ne pense pas, ces mots sont écrits sur toutes les avenues de la ville impériale. On ne pense pas tout haut ; mais, tout bas, cependant, au fond des cœurs, la pensée marche et creuse ses chemins cachés. N’est-ce pas de ce pays que sortirent les belles strophes du Poète viennois ? n’est-ce pas ici que M. de Zedlitz écrivait la Couronne des Morts ? n’est-ce pas sous ce ciel que M. Nicolas Lenau exhalait ses chants avec une si noble tristesse ? Tandis que la poésie, dans l’Allemagne du nord, s’abandonnait à une ironie cruelle, à je ne sais quelle imitation de Candide et de Zadig, elle est toujours demeurée grave et plaintive dans ce pays ; là, en effet, si quelque poète s’enhardit à penser, si quelque libre esprit s’associe au mouvement de la raison moderne, il est seul, il n’a pas d’auditoire, et ce contraste, cette solitude, doit produire nécessairement dans ses vers une douce et naturelle mélancolie. C’est un caractère de la littérature autrichienne contemporaine, et il en faut tenir compte. M. Charles Beck a indiqué ce côté du tableau dans la seconde pièce, dans ces vifs et touchans souvenirs de jeunesse, lorsque, dans cette ville même, au milieu de ses amis, il s’initiait par l’étude aux problèmes des sociétés nouvelles. Nobles heures de l’adolescence ! premier enthousiasme de la pensée ! premier appel du siècle où l’on vit ! voix matinale et franche qui arrache l’ame aux séductions du passé, et lui rappelle les mots du poète latin :

… Quem te Deus esse
Jussit, et humana qua parte locatus es in re
Disce.


Le poète s’en va donc s’informant de ses anciens amis ; mais hélas ! les retrouvera-t-il encore ? Non, il n’est plus temps. C’est l’éternelle histoire des cœurs ; quelle audace, à vingt ans, dans une vive intelligence ! quelle ardeur de réformes ! quelles espérances ambitieuses ! Dix ans plus tard, on a accepté le train du monde, et l’on dort paisiblement dans la maison ruineuse qu’on avait tenté d’abattre. Si cela est vrai partout, si les heures de l’enthousiasme sont si rapides, même dans les pays où fermentent les sources de la vie intellectuelle, que sera-ce sur cette terre immobile ! A vrai dire, je ne regrette pas beaucoup le découragement des amis du poète et ce précoce abandon de leurs espérances, car M. Beck ne nous dit pas quels étaient les projets, les ambitions de nos jeunes rêveurs : c’est toujours le même vague que j’ai déjà blâmé ; mais j’explique, je raconte la marche de sa pensée, sauf à résumer tout à l’heure mes observations et mes reproches.