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aux vignes du Danube qui fleuriront bientôt sous le soleil de juin ; il songe à tant de souvenirs rassemblés sur ce petit coin de terre et à cette poésie orientale qui la décore. Que d’images s’éveillent dans son esprit ! Attila et Rome ! les soldats de Mahomet et les fils héroïques de la Pologne ! et là-bas, du côté où le soleil se lève, n’a-t-il pas vu passer les blancs turbans des cavaliers turcs ? Singulier hasard ! ce poète qui tout à l’heure s’obstinait à imiter Manfred, il s’est arraché courageusement au péril, il a fui lord Byron, et voilà qu’il le retrouve encore sur sa route. Qu’il continue pourtant : je crains moins pour sa muse les séductions du Giaour et de la Fiancée d’Abydos. L’influence du sol natal le protégera, et de joyeuses rencontres lui vaudront mieux que les souvenirs des poètes qu’il aime.

L’entrée du jeune Hongrois dans son pays a beaucoup de mouvement et de grace. Voyez comme il monte gaiement en croupe du premier paysan qu’il trouve sur son chemin ! « Brave homme, je suis ton frère, et je retourne au pays ; prends-moi sur ton cheval. » Il monte, et voilà nos cavaliers qui arrivent au village. Qu’il s’assoie au foyer, qu’il prenne place à la table hospitalière ; s’il cause politique avec son hôte ; son langage sera franc et net ; il sera bien forcé d’éviter le luxe des paroles et de renoncer aux fantastiques chimères. Ces naïfs entretiens seront moins périlleux pour lui que les mystérieux monologues de ses Nuits. Cependant il y a souvent une ironie amère dans cette bonhomie affectée par le poète. S’il veut, d’une voix simple et triste pourtant, hasarder un mot de liberté, s’il laisse tomber en passant quelque réflexion chagrine, l’hôte lui répond brusquement « Eh ! qu’as-tu donc, camarade ? Pourquoi es-tu si sombre ? Pourquoi ce regard de travers ? As-tu aperçu dans la broussaille l’œil ardent du loup fixé sur toi ? Pour Dieu ! laisse-nous vivre en repos. Viens boire avec nous ; la taverne fume, et le vin brille dans la bouteille. » Il s’assied en effet, il se mêle à la foule ; l’auberge s’emplit peu à peu, et le vin, la danse, le bruit des cymbales, mettent en mouvement les joyeux compagnons. Notre voyageur ne songe plus guère à parler politique ; le missionnaire oublie sa bonne nouvelle ; l’étudiant reparaît, l’étudiant classique, aux longs cheveux blonds, au cœur naïf et qui s’éprend dès le premier regard. Je préfère beaucoup, s’il faut le dire, à toutes les dissertations qu’il nous promettait en partant, les vives et charmantes causeries avec la fille de l’hôtelier :

«  O jeune fille de l’hôte, quelle mélancolie ton regard amoureux m’a jetée dans l’ame ! Tu verses le vin dans les verres et le feu dans les cœurs, et, gaiement occupée, tu t’en vas ainsi de table en table. Les tresses de tes cheveux