Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/1125

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pureté sans tache, ils s’agenouilleront devant vous ? Pourquoi nous as-tu dit : La terre est votre fiancée ; elle vous attend, elle vous appelle ? Ah ! nous n’avons trouvé en tout lieu que le dédain et l’outrage ; nos pieds se sont déchirés aux ronces des chemins, et jamais une porte hospitalière ne s’est ouverte pour nous accueillir, jamais nous n’avons pu reposer notre tête sous le toit d’un ami. Mieux valait pour nous ne pas voir la lumière du jour, et dormir éternellement dans la nuit de ton cœur. » - Cette scène singulière est vraiment belle dans les vers de M. Charles Beck ; il y a là, on ne peut le nier, une étrange poésie que l’auteur de Manfred ne désavouerait pas. Il semble voir ces esprits divins, ces anges immortels, ces fils d’une pensée inspirée, emplissant de leurs cris lamentables la retraite solitaire du philosophe. Oublions qu’il s’agit d’un journaliste, d’un écrivain que nous avons connu, d’un patriote ardent, généreux sans doute, mais très spirituel et très fin, et à qui s’appliquent fort mal de telles inventions lugubres ; oublions Louis Boerne, et que ce soit, si vous voulez, une création idéale, une figure toute poétique. Dans ce petit nombre d’hommes puissans qui ont remué le monde par les idées, dans le cortége choisi des grands réformateurs, des prophètes, des philosophes sublimes, quel est celui qui n’a pas senti s’accomplir toutes les péripéties terribles de ce drame intérieur ? Quel est celui qui n’a pas vu les enfans de sa pensée inquiète revenir à lui désolés, découragés, les pieds meurtris, le cœur blessé à mort ? La mère qui voit son enfant mourir de faim sur son sein amaigri n’est pas plus désespérée. Ce n’est pas là cependant la plus poignante douleur ; il y a un mal plus terrible, et qui va jusqu’à empoisonner dans l’ame du penseur les sources les plus secrètes de la vie morale c’est quand il arrive à douter de lui-même, car ces exilés qui l’entourent ne se plaignent pas seulement ; de la plainte, ils passeront tout à l’heure à l’insulte ; ils lui diront, et c’est M. Beck qui les fait encore parler dans cette profonde et poétique scène : « Pourquoi donc nous as-tu mis au monde ? Esprit orgueilleux et égoïste, tu n’as pas songé que tu devrais pourvoir à l’existence de ces malheureux êtres que tu créais. O homme faible et lâche, il ne fallait pas entreprendre une tâche si haute, toi qui n’as pas le courage et le génie nécessaire pour l’accomplir jusqu’au bout ! » Alors raillé par ses enfans, accablé par cette terrible ironie, il se reniera lui-même, il confessera sa faute, il se dépouillera humblement de cette flamme sainte que l’enthousiasme allumait sur son front ; il dira : « Oui, j’ai eu tort. J’ai voulu imiter Dieu, j’ai voulu créer, insensé que je suis ! Je le sens bien aujourd’hui,