Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/1069

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les conjectures, à toutes les hypothèses. Sans prétendre épuiser ces hypothèses, on peut en examiner quelques-unes, celles qui paraissent les plus probables aujourd’hui. On peut ensuite se demander quel serait dans certains cas prévus le rôle naturel de la France et celui de l’Angleterre.

Deux esprits, deux dispositions ont toujours agité le monde et déterminé les grandes crises, l’une morale en quelque sorte et l’autre matérielle. On veut faire prévaloir ses idées ou dominer ses intérêts ; on veut s’affranchir d’une domination odieuse ou étendre son territoire. De là deux tendances qui mènent à deux espèces de guerre, les guerres d’opinion, les guerres d’intérêt. Plaçons-nous d’abord dans la première hypothèse, et admettons que l’équilibre européen soit troublé, non par une querelle de territoire, mais comme en 1792, comme en 1830, par un de ces grands mouvemens révolutionnaires qui remuent les empires et les précipitent l’un sur l’autre. Quel serait, dans un tel cas, le rôle naturel de la France ? En 1830, il existait une opinion ardente, emportée, violente, qui condamnait la France à se mettre partout à la tête de toutes les insurrections, qui voulait même qu’elle les excitât et s’en rendît responsable. C’était recommencer sans provocation la lutte terrible du dernier siècle ; c’était allumer un incendie dont personne ne pouvait prévoir les ravages. La France a résisté à cette opinion : elle a bien fait. Mais aujourd’hui, par une de ces réactions auxquelles nous sommes sujets, il s’en manifeste une toute contraire. Selon celle-ci, gardienne jalouse, impitoyable du statu quo européen, la France doit abdiquer partout ses précéderas, ses idées, et faire des vœux pour l’ordre établi, quel qu’il soit. Que sur un point quelconque du globe il éclate un mouvement spontané, il faut que la France le répudie, le déteste, le combatte, sinon par ses armes, du moins par son influence. En un mot, après avoir fait deux révolutions, la France, sans doute pour les racheter, doit tenir toutes les révolutions pour coupables, pour impies, et s’unir de cœur et de fait à ceux qui croient, à ceux qui professent que la révolte n’est jamais permise.

Je ne veux citer qu’un exemple. Dernièrement, à la tribune, M. Thiers a dit que la guerre civile de Lucerne était un événement déplorable, et que, selon lui, le bon droit absolu n’était d’aucun côté ; mais, a-t-il ajouté, exagération pour exagération, j’aime mieux celle de mon parti que celle du parti contraire. J’aurais donc, une fois la lutte engagée, préféré le succès des libéraux à celui des apostoliques. Ce sont des paroles bien mesurées. Toutes mesurées qu’elles sont, elles n’en ont pas moins porté, dans un certain monde, l’épouvante