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REVUE DES DEUX MONDES.

— Monsieur Bernard, dit Hélène en se levant avec dignité, je ne sais pas de cœur si haut placé auquel ne puisse s’égaler votre cœur ; je ne sais pas de main que la vôtre ne puisse honorer en la touchant Voici la mienne ; c’est l’adieu d’une amie qui priera pour vous dans toutes ses prières.

— Ah ! s’écria Bernard en osant pour la première fois, pour la dernière, hélas ! porter à ses lèvres la blanche main d’Hélène ; vous emportez ma vie ! Mais, noble enfant, vous et votre vieux père, quelle destinée est la vôtre ?

— Notre destinée est assurée, dit Mlle  de La Seiglière sans songer qu’en voulant s’épargner la pitié de Bernard, elle portait au malheureux le coup de la mort ; M. de Vaubert est, lui aussi, un noble cœur : il trouvera autant de bonheur à partager avec moi sa modeste fortune que j’en aurais trouvé moi-même à partager avec lui mon opulence.

— Vous vous aimez ? demanda Bernard

— Je crois vous l’avoir dit, répliqua Mlle  de La Seiglière en hésitant, que nous fûmes élevés ensemble dans l’exil.

— Vous vous aimez ? répéta Bernard.

— Sa mère me servit de mère, et nos parens nous fiancèrent presque au berceau.

— Vous vous aimez ? dit Bernard encore une fois.

— Il a ma foi, répondit Hélène.

— Adieu donc ! ajouta Bernard d’un air sombre. Adieu, rêve envolé murmura-t-il d’une voix étouffée et suivant des yeux, à travers ses larmes, Hélène, qui s’éloignait pensive.


Le lendemain était le jour fixé pour la signature de l’acte de désistement. Sur le coup de midi, le marquis, Hélène, Mme  de Vaubert et un notaire venu tout exprès de Poitiers, se trouvaient réunis dans le grand salon du château, qui se ressentait déjà du désordre du prochain départ. On n’attendait plus que Bernard. Il entra bientôt, éperonné, botté, la cravache au poing, tel à peu près qu’il était apparu pour la première fois. La baronne se prit tout d’abord à l’observer avec inquiétude ; mais nul n’aurait pu deviner sur ce visage impassible et morne ce qui se passait dans le cœur de cet homme. Après avoir donné lecture à l’assistance de l’acte qu’il avait rédigé d’avance, le marquis prit une plume, releva sa manchette de point d’Angleterre, signa sans sourciller, et offrit à Bernard, avec une politesse exquise, la feuille aux armoiries du fisc.