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pas entrevue. Sous la brusquerie de ses manières, sous l’énergie de son caractère, sous l’ardeur qui le consumait, il cachait toutes les délicatesses et toutes les timidités d’un esprit craintif et d’une ame tendre. La conscience qu’il avait de ses droits le rendait humble au lieu de l’enhardir : il avait la défiance et la pudeur de la fortune. Cependant, depuis plus d’une semaine, tout avait pris en lui comme autour de lui une face nouvelle. En même temps qu’autour de lui les bois et les prés verdoyaient, il s’était fait en lui comme un avril en fleurs ; Mlle  de La Seiglière avait reparu dans sa vie ainsi que le printemps sur la terre. La présence d’Hélène retrouvée, les entretiens récens qu’il avait eus avec le marquis, l’amitié cordiale et presque tendre que lui témoignait le vieux gentilhomme, quelques mots qui lui étaient échappés dans la matinée de ce même jour, tout cela, mêlé aux chaudes brises, à la senteur des haies et aux rayons joyeux du soleil, remplissait Bernard d’un trouble inexpliqué, d’une ivresse sans nom et de ce vague sentiment d’effroi, qui est le premier frisson du bonheur.

Ainsi troublé sans oser se demander pourquoi, Bernard revenait au galop de son cheval, car déjà la nuit commençait à descendre des coteaux dans la plaine, lorsqu’en débouchant par le pont, il découvrit la petite caravane qui s’acheminait vers Vaubert. Il arrêta sa monture, et reconnut tout d’abord, dans la pénombre du crépuscule, Mlle  de La Seiglière suspendue au bras d’un jeune homme, qu’aussitôt il supposa devoir être le jeune baron. Bernard ne connaissait pas Raoul et ne savait rien de l’union projetée ; cependant son cœur se serra. Il souffrit aussi de voir l’intimité renouée entre le marquis et la baronne. Après avoir long-temps suivi les deux couples d’un regard chagrin, il mit son cheval au pas, revint lentement au château, dîna seul, compta tristement les heures, et pensa que cette soirée de solitude, la première qu’il passait ainsi depuis son retour, ne s’achèverait pas. Il fit vingt fois le tour du parc, se retira mécontent dans sa chambre, et demeura appuyé sur le balcon de la fenêtre, jusqu’à ce qu’il eût vu passer, comme deux ombres, sous la feuillée M. de La Seiglière et sa fille, dont la voix arriva jusqu’à lui dans le silence de la nuit.

Le lendemain, au repas du matin, il attendit vainement Hélène et son père. Jasmin, qu’il interrogea, répondit que M. le marquis et sa fille étaient partis depuis une heure pour Vaubert, en prévenant leurs gens qu’ils ne rentreraient pas pour dîner. Pendant cette journée, qui s’écouta plus lentement encore que ne s’était traînée la soirée de la veille, Bernard remarqua un mouvement inusité de serviteurs allant