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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

à cette heure encore matinale où les enfans de notre génération oisive ont follement dispersé à tous les vents leurs forces sans emploi, il n’avait connu que la belle passion de la gloire. On pouvait donc aisément prévoir que si jamais le germe d’un amour sérieux venaît à tomber dans cette ame, il en absorberait la sève et s’y développerait comme un arbuste vigoureux dans une terre vierge et féconde. Il vit Hélène et il l’aima. Par quel art aurait-il pu s’en défendre ? Elle avait en partage la grâce et la beauté, la candeur et l’intelligence, toute la distinction de sa race, sans en avoir les idées étroites ni les opinions surannées. Avec la royale fierté du lys, elle en exhalait le suave et doux parfum ; à la poésie du passé, elle joignait les instincts sérieux de notre âge. Et cette noble et chaste créature était venue à lui, la main tendue et la bouche souriante ! elle lui avait parlé de son vieux père, qu’elle avait aidé à mourir ! C’est elle qui avait remplacé le fils absent au chevet du vieillard, elle qui avait recueilli ses derniers adieux et son dernier soupir. Il avait vécu de sa vie, à table auprès d’elle et près d’elle au foyer. Au récit des maux qu’il avait endurés, il avait vu ses beaux yeux se mouiller ; il les avait vus s’enflammer au récit de ses batailles. Comment donc en effet ne l’eût-il point aimée ? Il l’avait aimé d’abord d’un amour inquiet et charmant, comme tout sentiment qui s’ignore, puis, en voyant Hélène se retirer brusquement de lui, d’un amour silencieux et farouche, comme toute passion sans espoir. C’est alors que, plongeant du même coup dans son cœur et dans sa destinée, il était resté frappé d’épouvante. Il venait de comprendre en même temps qu’égaré par le charme, il avait, sans y réfléchir, accepté une position équivoque, qu’on l’en blâmait publiquement, qu’il y allait de son honneur vis-à-vis de ses frères d’armes, et que, pour sortir désormais, il lui fallait déposséder, ruiner, chasser la fille qu’il aimait et son père. Comment s’y fût-il résigné, lui qui défaillait rien qu’à la pensée que ses hôtes pouvaient d’un jour à l’autre s’éloigner de leur propre gré, lui qui se demandait parfois avec terreur ce qu’il deviendrait seul dans ce château désert, s’il leur prenait fantaisie de porter leurs pénates ailleurs ? S’il aimait Hélène par-dessus toutes choses, ce n’était pas elle seulement qu’il aimait. Au milieu même de ses emportemens et de ses colères, il se sentait secrètement attiré vers le marquis. Il s’était aussi pris d’une sorte d’affection pour tous les détails de cet intérieur de famille dont il n’avait jamais soupçonné jusqu’alors ni la grâce facile, ni les exquises élégances. L’idée d’épouser Hélène, cette idée qui conciliait tout et devant laquelle le gentilhomme n’avait point reculé, Bernard ne l’avait même