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premier effort, ni communiquées par une première lecture, et peut-être même sont-elles inaccessibles à bon nombre d’esprits ou trop peu cultivés, ou trop indifférents à ces grandes matières ; mais la faute n’en est jamais à la langue. Jamais le rapport des mots aux choses n’y est forcé ou trop éloigné ; jamais la langue n’y est en-deçà et n’y va au-delà des idées ; et si quelqu’un n’arrive pas jusqu’à la force du mot ou s’il la dépasse, c’est par trop où trop peu d’attention, ou parce que son imagination s’est ingérée dans le travail de sa raison. Il ne manque à la langue de Descartes que ce qui n’y était pas nécessaire : et ce n’en est peut-être pas la moindre beauté que l’exclusion de beautés qui n’appartenaient pas à la matière, et dont néanmoins Descartes avait le don. Je reconnais là pour la première fois le goût, ce sentiment de ce qui convient à chaque sujet, à chaque ordre d’idées, et qui fait qu’à des yeux exercés les écrivains du XVIIe siècle, Descartes en tête, ne sont guère moins grands par ce qu’ils excluent de leur langue que par ce qu’ils y reçoivent.

Je sais bien que cet idéal de la langue de Descartes ne remplit pas l’imagination de ceux qui rêvent une langue formée de toutes les qualités des langues modernes, et qui veulent voir dans chaque ordre d’idées tous les genres de beautés réunis Ceux-là me paraissent avoir perdu quelque chose de plus encore que l’intelligence de la langue de leur pays ; ils ont perdu le sentiment même de la valeur des idées. Ils ne cherchent pas dans les livres le plaisir de la vérité ; ils y cherchent une pâture pour une certaine curiosité inquiète qui vient d’un esprit mal réglé. Ils ne sont pas de notre pays.

Descartes a donné le premier modèle de la langue, mais il ne lui a pas posé de limites. La raison devant être souveraine dans tous les ordres d’idées et dans tous les genres d’écrire, puisque le cœur ne peut être touché ni l’imagination frappée que de ce que la raison approuve secrètement, la langue de la raison doit régler l’expression de toutes les idées, et c’est dans ce sens-là que le premier qui parla cette langue en perfection donna le modèle même de la langue française ; mais, sous cette règle suprême, qui ne gêne que nos défauts, la langue allait recevoir de grands accroissemens de la variété des sujets, et de la physionomie propre à chaque auteur ; car les langues sont comme l’humanité qui est tout entière en chacun de nous, et qui néanmoins se produit avec une diversité qui n’a de limites que le nombre des individus. Ainsi, la même langue parlée par deux hommes avec la même exactitude reçoit du caractère de chacun quelque variété qui en fait la grace.


D. NISARD.