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VII

Descartes n’exerça donc pas sur son époque cette sorte d’influence qui se manifeste par l’imitation, et qui est comme la livrée qu’un écrivain brillant fait porter à ses contemporains. Ce grand nombre d’imitateurs ne rehausse pas la gloire du modèle ; cela prouve tout au plus que ses défauts viennent moins du manque d’esprit que du mauvais emploi qu’il en a fait, et que ses contemporains sont médiocres. L’influence de Descartes fut celle d’un homme de génie qui avait appris à chacun sa véritable nature, et, avec l’art de reconnaître et de posséder son esprit, l’art d’en faire le meilleur emploi. Voilà pourquoi les écrivains qui vinrent, immédiatement après lui, quoique les plus originaux et les plus naturels de notre littérature, sont néanmoins presque tous cartésiens. Ils le sont par ses doctrines qu’ils adoptent entièrement ou en partie ; ils le sont par sa méthode qu’ils appliquent à tous les ordres d’idées comme à tous les genres.

Tout près de lui, les premiers qui portent cette glorieuse marque de liberté, Pascal, le grand Arnault l’avaient personnellement connu. Dans Pascal, le mépris de l’antiquité comme autorité scientifique, la souveraineté de la raison dans tout ce qui n’est pas du domaine de la foi, sont du plus pur cartésianisme ; mais celui qui l’applique une seconde fois était capable de l’inventer. La ferme et droite raison d’Arnault, cette méthode exacte, cette vigueur de déduction, sont des traditions cartésiennes. C’est l’esprit de Descartes qui souffle dans le chef-d’œuvre d’Arnault et de Nicole, la Logique de Port-Royal. Ce manifeste de l’esprit moderne contre l’esprit du moyen-âge dans les deux discours préliminaires ; ce titre d’Art de.penser, substitué au titre d’Art de raisonner, qui servait à définir la logique ; cette recherche des causes qui font les jugemens faux ; l’autorité de la raison proclamée dans les choses de la science, tout cela est cartésien. Les règles qui sont données dans le corps de l’ouvrage, pour ce qui regarde la conduite de la vie, ne sont que des développemens de la méthode. Du reste, les auteurs ne manquent pas de s’en reconnaître redevables à Descartes, « un célèbre philosophe de ce siècle, disent-ils, qui a autant de netteté d’esprit qu’on trouve de confusion dans les autres. » Ce n’est pas seulement un acte d’honnêtes gens ; c’est la preuve que ces excellens esprits aimaient plus la vérité que l’honneur de l’avoir trouvée, et tenaient à ce que l’on sût, dans l’intérêt même de la vérité, que ce qu’ils pensaient à leur tour, un homme célèbre l’avait pensé avant eux.