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que les écrivains ses prédécesseurs ; c’est son indépendance de l’antiquité. Depuis la Renaissance, on avait vu les plus grands esprits n’être que des érudits, et l’esprit français se former, se discipliner, s’enrichit, à l’école des idées et des souvenirs des deux antiquités. Il faut applaudir à cette dépendance, parce qu’elle était féconde ; c’était la dépendance du disciple à l’égard du maître, d’une nation jeune à l’égard du monde ancien, d’un esprit qui se développe à l’égard d’un esprit consommé. Après avoir suivi avec curiosité, dans les siècles antérieurs, ces rares traditions de l’antiquité qui sont comme les lisières à l’aide desquelles l’esprit français marche d’un pas de plus en plus assuré, nous avons été heureux de voir de grands hommes, Rabelais, Calvin, Amyot, Montaigne, en égaler sur quelques points les conceptions à celles de l’esprit ancien, et la langue aux deux langues universelles. Mais personne n’a marché seul ; personne n’a quitté la main, de l’antiquité. L’érudition est la cause ou le but de toutes les productions de l’esprit. Sa diversité excite la pensée et l’empêche de se fixer. Elle fait faire des livres agréables, mais sans proportion, sans plan, sans conclusion. La littérature, au XVIe siècle, n’est souvent qu’un commentaire original des littératures grecque et latine.

Descartes, par le Discours de la Méthode, a mis du premier coup l’esprit français de pair avec l’esprit ancien. L’érudition a fait son temps. Descartes est un disciple devenu maître. Le premier de tous les préjugés dont il s’est délivré, c’est la superstition de l’antiquité. Il marche seul, et son pas est si ferme qu’on s’imagine qu’il crée ce que le plus souvent il ne fait que restaurer. Avant lui, la raison n’ose guère se séparer de l’autorité, ni le nouveau de l’ancien ; tout se prouve par des témoignages discutés et interprétés, par des livres, par des auteurs, et toute l’argumentation est historique. Descartes ne veut pour preuves que des raisons pures, des vérités de sens intime. Jamais les témoignages humains n’interviennent dans son raisonnement ; point de citation, point de commentaire.

Lui-même est enivré tout le premier de cette indépendance. Dans son orgueil, naïf de novateur et d’émancipé, il raille l’étude de l’antiquité, et va jusqu’à regretter d’avoir appris le latin, qui empêche, dit-il quelque part, d’écrire en français. Ne lui en voulons pas. C’était une si grande nouveauté, et si hardie, que de marcher seul et de ne pas tomber ! La gloire en était si extraordinaire qu’elle a pu, sur ce point, troubler son grand sens. Il traita l’antiquité comme il allait être traité lui-même par un de ses plus chers disciples, Leroy, si long-temps attaché à lui, lequel, pour avoir poussé une de ses vues de détail,