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et une sagesse par rapport aux désordres causés par cet esprit. Le doute est un but à cette époque. C’est ce port dont parle Lucrèce, d’où il y a de la douceur à contempler le péril d’autrui.

Descartes trouve le doute établi ; mais, au lieu d’en faire un but, il en fait un moyen. Il consent à douter, mais pour arriver à la croyance. De ce port où se reposé Montaigne, il va s’élancer à la recherche de vérités qui régleront sa vie. Le doute pour Descartes, c’est le commencement du travail. Au XVIe siècle, c’est un état passif, auquel l’homme arrivé par la multitude des connaissances, et l’impossibilité d’y faire un choix. Il s’y plaît toutefois, soit par le souvenir de l’ignorance des siècles qui l’ont précédé, soit par le contraste des excès de religion, et de ce duel à mort d’opinions contradictoires. Le doute de Descartes est l’état le plus actif : c’est une démolition pièce à pièce de tout ce qui est venu en sa connaissance par l’imagination, et les sens, sans l’assentiment de sa raison. Il arrache douloureusement toutes ces notions qui s’étaient attachées à sa mémoire, et, pour les empêcher de rentrer par surprise dans son intelligence, il se violente en quelque manière à parler contre elles et à les dédaigner. Descartes suivait en cela la prescription de saint François de Sales contre les passions, desquelles, dit ce saint, on parvient à se défendre en parlant fort contre elles, et en s’engageant ainsi, même de réputation, au parti contraire. C’est ainsi qu’il allait jusqu’à ce paradoxe, qu’il n’est pas plus du devoir d’un honnête homme, de savoir le grec et le latin que le langage suisse ou le bas-breton. L’effort qu’il faisait pour se rendre libre cet égard était d’autant plus violent, que, parmi les idées qu’il rejetait, il en était un grand nombre dont il ne se séparait que pour les reprendre, et qu’il résistait même à ce qu’il devait plus tard trouver évident, jusqu’à ce que l’évidence lui en fût montrée en son lieu et par la raison.

Descartes fit servir ainsi à la recherche de la vérité le doute en général, et, au besoin même, la négation temporaire de la vérité, jusqu’à ce qu’elle rentrât dans son esprit par la voie légitime, c’est-à-dire sous la forme de l’évidence. Aussi lui doit-on donner la gloire d’avoir été le premier écrivain français qui ait sérieusement cherché la vérité ; car, pour ne parler que de Montaigne, pour qui ce jugement paraîtrait une sorte de dépossession, est-il exact de dire qu’il cherche la vérité ? Oui, s’il s’agit des vérités de fait qu’il rencontre, et qu’il exprime dans un langage excellent ; non, si l’on regarde à son but, qui est moins de se faire une croyance pour régler sa vie, que de s’examiner sur tout ce qu’il a appris par les livres ou par l’expérience, et