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comme tout exprès, dans notre pays, pour réaliser certains progrès pressentis par la partie saine du public, appelés par les critiques, ou indiqués par opposition aux défauts mêmes qu’ils relèvent dans les écrits du moment. Mais il n’est pas une époque où la remarque soit aussi frappante qu’à cette période de l’histoire de la prose, et où cet à-propos me paraisse plus manifestement une loi de l’esprit français. Il nous fallait un sujet, un corps de vérités, d’où sortît un enseignement pratique ; un langage approprié, naturel, où les mots ne fussent que les signes nécessaires des choses. Or, qui pouvait mieux accomplir ce double progrès qu’un grand géomètre, devenu grand écrivain, lequel allait traiter des vérités les plus essentielles à l’homme, avec les habitudes rigoureuses de l’algébriste, posant ces vérités comme des problèmes, au moyen de mots exacts comme des chiffres, et résolvant ces problèmes par un enchaînement de propositions évidentes ?

C’est là le caractère de Descartes ; ce sera encore vingt ans après, avec des circonstances particulières, le caractère de Pascal. Exemple illustre, et que notre littérature offre seule, apparemment pour que nous en tirions un enseignement, de deux hommes de génie, grands géomètres et grands écrivains, placés à l’entrée du XVIIe siècle comme maîtres et comme modèles, pour nous apprendre le secret des ouvrages consommés, à savoir de ceux qui sont les plus conformes à l’esprit humain et les plus appropriés au génie de notre pays.

II

La qualification de génie effrayant que M. de Chateaubriand donne à Pasa1 ne serait guère moins vraie de Descartes. Pour moi, je ne puis me représenter Descartes sans un certain effroi, soit à cause du sentiment de mon infirmité, soit par l’idée de tant d’efforts sublimes osés et accomplis avec un corps comme le mien, afin d’arriver à cette puissance d’abstraction qui le fit appeler par Gassendi : ô idée ! Seulement Gassendi ne croyait que le railler, et voulait qu’on l’entendît d’un esprit dépourvu dit sens de la réalité ; tandis que le mot n’est que rigoureusement exact, à l’entendre d’un esprit aussi averti de toutes les réalités que les plus doués de ce sens, mais ayant su se dégager de leur servitude avec une force de volonté extraordinaire et une contention d’esprit vraiment effrayante.

Imaginez, si vous le pouvez, sans épouvante, un homme au sortir du XVIe siècle, après tant d’esprits de tout ordre qui viennent de recueillir toutes les traditions de l’esprit humain, et dont les plus hardis