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le spectre du roi de Danemark, apparaît chaque nuit aux sentinelles, et dit au rêveur inquiet : « Venge-moi, tire ton glaive ; on m’a versé du poison dans l’oreille. » Hamlet écoute en tremblant jusqu’à ce que la vérité épouvantable éclaire son esprit. Alors il veut, accomplir l’œuvre de vengeance ; mais l’osera t il ? il délibère, il songe ; il ne s’arrête à aucun moyen ; il a trop lu dans son lit, il est resté trop long-temps à Wittenberg ; la résolution lui manque. Il ajourne toujours ; il déclame de longs monologues, et, quand il s’avise enfin de tirer l’épée, au lieu du vrai tyran, c’est Polonius Kotzebue qui reçoit le coup mortel.

Nos lecteurs ne seront pas surpris d’apprendre que le volume de M. Freiligrath soit défendu dans la plupart des états de l’Allemagne. Par une de ces heureuses inconséquences des systèmes prohibitifs, qui ne peuvent jamais être ni complets ni logiques, le volume, bien autrement agressif, de Henri Heine a trouvé jusqu’ici la douane intellectuelle beaucoup moins rigoureuse. il est probable que cette différence d’appréciation tient à la forme ironique des poésies de M. Heine. Les Allemands, gens candides et sincères, ne soupçonnent pas le danger de l’ironie ; ils boivent sans défiance ce poison pétillant ; ils ne sauraient comprendre que ce qui provoque le rire puisse être tout aussi destructif que ce qui provoque la colère. L’ironie leur paraît une espièglerie d’enfant gâté qu’ils passent volontiers à M. Henri Heine, le plus gâté des enfans de l’Allemagne et ceux de ses compatriotes que sa raillerie blesse ou chagrine murmurent entre eux et à demi voix : « Quel dommage ! s’il voulait être sérieux, comme il pourrait devenir un grand poète ! » Mais là se borne le blâme qu’ils pensent devoir jeter sur une œuvre à leurs yeux sans conséquence. Nos voisins ne croient à la gravité des choses que lorsqu’elles sont gravement dites. Demandez-leur qui donc de Voltaire ou de Racine a accompli l’œuvre la plus sérieuse, il n’en est pas un seul peut-être à qui vienne en idée de nommer Voltaire.

C’est une individualité curieuse, que celle de M. Henri Heine : un talent des plus francs, des plus libres en ses allures, quoiqu’il soit le produit d’élémens divers, opposés, en apparence inconciliables. Imaginez quelque chose de la verve de Rabelais qu’auraient nourri les fantaisies du Wunderhorn[1], les légendes du Rhin et les rêves de Jean-Paul ; une imagination riche et féconde au service d’un bon sens intrépide,

  1. Le Cor enchanté, recueil de chants populaires du moyen-âge réunis par MM. d’Arnim et Clément Brentano.