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tres cris que le sifflement du pinson et le chant éloigné des bouviers et des pâtres ; je ne vois d’autre révolution que celle que le printemps vient d’accomplir contre l’hiver.

— Aimable jeune cœur, qui ne voit et n’entend sur cette terre de méchans que les images de la nature et les harmonies de la création ! dit le marquis en baisant le front d’Hélène avec une émotion sincère. Mon enfant, ajouta-t-il après un instant de silence, voici bientôt trente ans, les choses ne se passaient pas autrement. Comme aujourd’hui, les champs se paraient de verdure et de fleurs ; les pâtres chantaient sur le flanc des collines ; les pinsons sifflaient sous la feuillée naissante, et ta mère, ma fille, ta belle et noble mère était comme toi l’ange béni de ces campagnes. Pourtant il fallut fuir. Crois-en ma vieille expérience, l’avenir est sombre et menaçant. C’est presque toujours sous ces ciels sereins et limpides que s’agite la colère des hommes et qu’éclate la foudre des révolutions. Supposons cependant que le péril soit loin encore ; admettons que j’aie le temps de mourir sous le toit de mes pères. Puis-je espérer de mourir en paix, avec l’idée que je te laisserai seule, sans soutien, sans appui, au milieu de l’orage et de la tourmente ? Quand je ne serai plus, que deviendra ma fille bien aimée ? Est-ce M. de Vaubert qui te protégera en ces temps d’épouvante et d’horreur ? Malheureux enfans ! vous avez tous deux un nom qui attire le tonnerre ; vous n’aurez fait, en vous unissant, que doubler vos chances funestes ; vous ne serez l’un pour l’autre qu’une charge et qu’un danger de plus ; chacun de vous aura contre lui deux fatalités au lieu d’une ; vous vous dénoncerez l’un l’autre à la fureur des haines populaires. J’en causais l’autre soir affectueusement avec la baronne, et, dans notre sollicitude alarmée, nous nous demandions s’il était bien prudent et sage de donner suite à ces projets d’union.

À ces mots, Hélène tressaillit et tourna vers son père un regard de biche effarouchée.

— Et même j’ai cru entrevoir, ajouta M. de La Seiglière, que la baronne ne serait pas éloignée de me rendre ma parole et de reprendre la sienne en échange. — Marquis, me disait-elle avec cette haute raison qui ne l’abandonne jamais, unir ces deux enfans, n’est-ce pas vouloir que deux vaisseaux en perdition essaient de se sauver l’un l’autre ? Isolés, ils ont encore, chacun de son côté, chance de s’en tirer ; ils sombrent, à coup sûr, en mariant leurs fortunes. – Ainsi partait la mère de Raoul ; je dois ajouter que c’est aussi l’avis du célèbre Des Tournelles, vieil ami de notre famille, et qui, sans t’avoir jamais vue, te porte le plus vif intérêt. — Marquis, me disait un jour