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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

sentimens : voici quelque trente ans, je n’en avais pas d’autres. Je fus un des premiers qui donnèrent le signal de l’émigration ; patrie, château, fortune héréditaire, domaine des aïeux, j’abandonnai tout, et rien ne me coûta pour offrir cette preuve de dévouement et de fidélité à la royauté en danger. J’étais jeune alors et vaillant. Aujourd’hui, je suis vieux, mon Hélène ; le corps trahit le cœur ; le sang ne sert plus le courage ; la lame a usé le fourreau. Je ne suis plus qu’un pauvre vieillard, mangé de goutte et de rhumatismes, criblé de douleurs et d’infirmités. Par crainte d’alarmer ta tendresse, j’ai soigneusement caché jusqu’ici les souffrances et les maux que j’endure. Le fait est, ma fille, que je n’en puis plus. On me croit frais et vert, ingambe et bien portant ; à me voir, il n’est personne qui ne me donnât hardiment encore un demi-siècle à vivre. Trompeuses apparences ! de jour en jour, je décline et m’affaisse ; regarde mes pauvres jambes, si l’on ne dirait pas des fuseaux ! ajouta-t-il en montrant d’un air piteux un mollet vigoureux et rond. J’ai la poitrine bien malade ! Ne nous faisons pas illusion : je ne suis plus qu’un rameau de bois mort qu’emportera bientôt un coup de bise.

— Oh ! mon père, mon père, que me dites-vous-là ! s’écria Mlle de La Seiglière en se jetant tout éplorée au cou du nouveau Sixte-Quint.

— Va, mon enfant, ajouta le marquis avec mélancolie, quelque force morale qu’on ait reçue du ciel, il est cruel à mon âge de reprendre le chemin de l’exil et de la pauvreté, alors qu’on n’a plus ici-bas d’autre espoir ni d’autre ambition que de s’éteindre tranquillement et de mêler ses os à la cendre de ses ancêtres.

— Vous ne mourrez pas, vous vivrez, dit Hélène avec assurance, en le pressant contre son sein. Dieu, que je prie pour vous dans toutes mes prières, Dieu, juste et bon, vous doit à mon amour ; il me fera la grâce de prendre sur ma vie pour prolonger la vôtre. Quant à l’autre péril qui nous menace, mon père, est-il si grand et si pressant que vous semblez l’imaginer ? Laissez-moi vous dire que vous vous alarmez peut-être hors de propos. Pourquoi le peuple nous haïrait-il ? Vos paysans vous aiment, parce que vous êtes bon pour eux. Quand je passe le long des haies, ils interrompent leurs travaux pour me saluer avec bienveillance ; du plus loin qu’ils m’aperçoivent, les petits enfans viennent à moi, joyeux et bondissans ; plus d’une fois, sous le toit de chaume, les mères ont pris ma main pour la porter doucement à leurs lèvres. Ce n’est point là le peuple qui nous hait. Vous parlez de sol miné, de bruits sinistres, de sombre horizon ? Regardez, la terre fleurit et verdoie, le ciel est bleu, l’horizon est pur ; je n’entends d’au-