Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/748

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
742
REVUE DES DEUX MONDES.

les oreilles ; où marquis veut-il en arriver ? Effaroucher mes préjugés ! s’écria-t-elle ; me prenez-vous pour la baronne de Pretintailles ? M’a-t-on jamais vue refuser de reconnaître ce qu’il y a chez le peuple de grand, de noble et de généreux ? M’a-t-on jamais surprise à dénigrer la bourgeoisie ? et ne sais-je pas bien que c’est au sein de la roture que se sont réfugiés aujourd’hui les sentimens, les mœurs et les vertus de l’âge d’or ?

— Oh ! oh ! oh ! se dit le marquis, à qui la réflexion commençait de venir, tout ceci n’est pas clair ; il y a quelque serpent sous roche.

— Quant à vous mettre en guerre avec moi, sérieusement, marquis, l’avez-vous craint ? ajouta Mme de Vaubert ; c’est qu’alors vous présumiez de mon cœur tout aussi mal que de mon esprit. Vous savez bien, ami que je ne suis pas égoïste. Que de fois n’ai-je pas été sur le point de vous offrir de reprendre votre parole, en songeant qu’en échange de l’opulence que lui apporterait votre fille, mon fils ne donnerait qu’un grand nom, le plus lourd de tous les fardeaux !

— Ah ! ça, se dit le marquis, est-ce que cette rusée baronne, pressentant ma ruine prochaine, chercherait dégager la main de son fils ? Pour le coup, ce serait trop fort. Madame la baronne, s’écria-t-il, c’est absolument comme moi. Bien souvent je me suis accusé d’entraver l’avenir de M. de Vaubert ; je me demande bien souvent avec effroi si ma fille ne sera pas un obstacle dans la destinée de ce noble jeune homme.

— Ah ! ça, se dit Mme de Vaubert, qui voyait apparaître peu à peu et se dessiner dans la brume le rivage vers lequel le marquis dirigeait sa barque, est-ce que ce retors de marquis aurait la prétention de me jouer ? Comblé de mes bontés, ce serait vraiment trop infâme ! Certes, marquis, répliqua-t-elle, il m’en coûterait de rompre des liens si charmans ; cependant, si votre intérêt l’exigeait, je saurais vous immoler le plus doux rêve de ma vie tout entière.

— Le tour est fait, pensa le marquis, je suis joué ; mais ça m’est égal. Seulement, devais-je m’attendre à un pareil trait de perfidie de la part d’une amie de trente ans ? Comptez maintenant sur le désintéressement des affections et sur la reconnaissance des femmes ! Baronne, reprit-il avec un sentiment de résignation douloureuse, s’il fallait renoncer à l’espoir d’unir un jour ces deux aimables enfans, mon cœur ne s’en relèverait jamais ; rien qu’en y songeant, il se brise. Toutefois, en vue de vous, noble amie, en vue de votre bien-aimé fils, il n’est point de sacrifice qui ne soit au-dessous de mon abnégation et de mon dévouement.