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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

pu s’empêcher de sourire en voyant ce frivole esprit aborder étourdiment des considérations si ardues et si périlleuses.

— Grave question que j’ai pu soulever, mais qu’il ne m’appartient pas de résoudre, s’écria M. de La Seiglière, qui, se sentant enfin dans la bonne voie, avança d’un pas plus assuré et prit bientôt un trot tout gaillard. Cependant, s’il m’était permis d’émettre quelques idées sur un sujet si important, je dirais que ce n’est point en s’isolant dans ses terres et dans ses châteaux que la noblesse pourra ressaisir la prépondérance qu’elle avait autrefois dans les destinées du pays ; peut-être oserais-je ajouter bien bas que nos vieilles familles se sont alliées trop long-temps entre elles, que, faute d’être renouvelé, le sang patricien est usé, et que pour retrouver la force, la chaleur et la vie près de lui échapper, il a besoin de se mêler au sang plus jeune, plus chaud et plus vivace du peuple et de ta bourgeoisie. Enfin, madame la baronne, je chercherais à démontrer que, puisque le siècle marche, nous devons marcher avec lui, sous peine de rester en chemin ou d’être écrasés dans l’ornière. C’est dur à penser, mais il faut avoir pourtant le courage de le reconnaître : les Gaulois remportent et les Francs n’ont de salut à espérer qu’à la condition de se rallier au parti des vainqueurs et de se recruter dans leurs rangs.

Ici, Mme de Vaubert, qui, dès les premiers mots de ce petit discours, s’était tournée peu à peu du côté de l’orateur, s’accorda sur le bras du fauteuil dans lequel elle était asise, et parut écouter le marquis avec une curieuse attention.

— Voulez-vous savoir, madame la baronne, reprit M. de La Seiglière, triomphant de se sentir maître enfin de son auditoire, voulez-vous savoir ce que me disait un jour le célèbre Des Tournelles, un des esprits les plus vastes et les plus éclairés de notre époque ? – Monsieur le marquis, me disait ce grand jurisconsulte, les temps sont mauvais ; adoptons le peuple pour qu’il nous adopte ; descendons jusqu’à lui pour qu’il ne monte pas jusqu’à nous. Il en est aujourd’hui de la noblesse comme de ces métaux précieux qui ne peuvent se solidifier qu’en se combinant avec un grain d’alliage. — Pensée si profonde que j’en eus d’abord le vertige ; à force d’y regarder, je découvris la vérité au fond. Vérité cruelle, j’en conviens ; mais mieux vaut encore, au prix de quelques concessions, nous assurer la conquête de l’avenir, que de nous coucher et de nous ensevelir dans le linceul d’un passé qui ne reviendra plus. Eh ! ventre-saint-gris ! s’écria-t-il en se levant et en marchant grands pas dans la chambre, voici assez long-temps qu’on nous représenta aux yeux du pays comme une caste incorrigible, repoussant