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les dalles, et justifiant son sobriquet de solitaire. Il recommençait à parler tout seul et à murmurer des vers d’un air sombre et distrait. L’été de la Saint-Martin ranima encore une fois sa verve. Il eut un retour vers la satire, non pas comme dans sa jeunesse, contre de fausses locutions, des drames traduits, le patois chioggiote, ou d’autres bagatelles indignes d’échauffer la bile d’un homme mûr. Les ridicules ne lui arrachaient plus que des sourires, ce fut sur les vices qu’il fixa son regard pénétrant. Le débordement des mœurs était parvenu à un degré d’effronterie tout-à-fait révoltant. Le génie satirique de Gozzi ne pouvait voir de tels excès sans leur dire un mot, et comme le sujet en valait la peine, l’émotion se mêlant à la plaisanterie, il trouva une quatrième manière, non plus gauloise comme dans la Tartane, ni orientale comme dans les fables et les allégories, ni italienne comme dans les pantalonnades ; l’indignation et le chagrin lui inspirèrent cette ironie amère et touchante que Shakspeare avait mise dans la bouche du prince Hamlet. Trois satires seulement, et très courtes, sortirent de ce dernier jet, mais ce furent les meilleurs fruits qu’ait portés cet arbre si fécond. Prenons celle de ces pièces de vers qui termine le recueil.

Une pauvre femme du peuple, jeune et jolie, appelée Betta, était devenue folle de douleur de ce qu’on avait tué son mari dans une querelle de taverne. Comme elle ne faisait de mal à personne, et que sa folie était au contraire tendre et bienveillante, on la laissait courir les rues et demander l’aumône. Son nom était devenu proverbe : faire comme Betta la folle signifiait aller trop loin dans ses affections et être dupe de son cœur. Gozzi s’empara de ce personnage intéressant, et c’est Betta qui parle ainsi aux femmes vénitiennes, en stances de huit vers :


« Belles dames, si je vous demandais qui je suis, vous me répondriez : Passe ton chemin ; nous savons que tu es Betta la folle. — J’en conviens : je m’appelle Betta ; mais pour que vous jugiez de l’état de mon esprit, je vous dirai quelques paroles un peu brusques. Je vous prouverai que nous sommes toutes sœurs, et que nous nous ressemblons comme Louis et Ludovic.

« Et qu’arriverait-il si, notre procès une fois jugé, nous allions changer de nom ? Parce que je cours seule au milieu des rues, vous vous accordez pour dire : Elle est folle ! — Vous êtes donc sages, parce que vous courez dans la ville, accompagnées de tous les mâles de Venise, excepté de vos maris ?

« Mes promenades sont innocentes ; les saluts et les sourires que j’adresse