Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/703

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeté dans le tourbillon de la vie d’artiste, au milieu d’une troupe d’acteurs intelligens et d’atrices jolies, qui doivent à ses travaux et à ses conseils leur gloire et leur pain quotidien ? Qui n’a désiré connaître la vie aventureuse décrite par Goethe dans Wilhelm Meister ? Charles Gozzi faisait mieux que de jouir du pittoresque et de la liberté du monde des coulisses ; il exerçait le rôle de génie du bien dans ce conflit perpétuel de passions : il refusait de voir le mal, et souvent, de peur d’être blâmé par lui, on n’osait pas commettre une mauvaise action. C’est Gozzi lui-même qui parle dans sa Peinture de la comique compagnie de Sacchi. « Sans nul doute il y avait, dit-il, dans notre troupe comique sept artistes excellens, soutiens solides de la comédie dell’ arte. Ce genre, bien exécuté, est à mon sens la plus agréable et la plus innocente récréation ; mal exécuté, il est insupportable, j’en conviens ; c’est tout ce que je puis accorder aux petits esprits persécuteurs de comédie, et qui, avec leur sérieux affecté, sont plus ridicules encore que les arlequins sans talent.

« Outre le rapport certain de mes capricieuses allégories avec le génie de ces acteurs, outre leur bravoure comique, la bonne odeur d’honnêteté qu’on respirait parmi eux m’engagea à fraterniser philosophiquement avec cette compagnie. L’union, la bonne harmonie, la discipline, les règlemens sévères sur la conduite des femmes, me séduisirent. Je me flatte d’avoir été utile à la troupe et au genre, qui était avant moi plus ampoulé qu’il ne l’est. Quant au désintéressement et au zèle que j’ai montrés envers mes protégés, je n’en dirai rien. Qui pourrait compter tout ce que je leur ai fait par complaisance de prologues, d’adieux en vers, combien de chansons à intercaler, de quêtes de complimens pour les jolies actrices de passage, combien de milliers d’addition aux farces, combien de soliloques, de désespoirs, de menaces, de reproches, de prières ! Combien de fils j’ai morigénés, combien de pères j’ai suppliés, dans toutes ces pièces où les débutans timides ne savaient s’ils auraient la force d’improviser ! J’étais de fondation le compère, le parrain, le conseiller, le médiateur, le cher poète, aux baptêmes, aux noces, aux querelles, toujours en badinant et toujours avec succès, car je les aimais, tous.

« Aucune de nos jeunes actrices n’était laide, aucune sans dispositions pour Son art. Elles s’y exerçaient en me priant de les secourir dans un moment de besoin, de leur donner des leçons la veille d’un rôle créé. Avec leurs grands yeux, leurs airs patelins, caressans et coquets, elles obtenaient de moi ce qu’elles voulaient, preuve qu’elles jouaient bien la comédie. Et quand la troupe courait le pays dans la