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ensorcelées, véritable conte de nourrice que le public écoutait en palpitant de plaisir, mais dont le lecteur ne se soucierait guère et que Gozzi appelait une baliverne magique propre à ressusciter la comédie dell’ arte.

Tout en riant d’un succès populaire gagné à si peu de frais, Gozzi n’entend pas précisément raillerie sur l’article des féeries orientales. L’Amour des Trois oranges le captive lui-même à la représentation ; il s’émeut devant sa propre invention. Cette première pièce n’était qu’un canevas, il faut aller plus loin, restaurer ce que Goldoni a détruit, tracer des règles à la comédie dell’arte, et créer en même temps un genre nouveau, le genre fiabesque. Cette résolution épouvanta la coalition Chiari et Goldoni. Les prologues de San-Salvatore et de Sant-Angelo mirent leurs bonnets de travers, et attaquèrent ouvertement Gozzi ; mais il était trop tard, le coup avait porté. La foule désertait, on courait aux fables de nourrice.

Le solitaire continuait à se promener sur la place de Saint-Moïse, les mains derrière le dos, roulant dans sa tête des imbroglio, des sortilèges dramatiques, et des allégories contre les faiseurs de traductions. On vit paraître sur l’affiche divertissante de la troupe Sacchi le Corbeau, tiré d’un conte napolitain « pour l’amusement et l’instruction des petits enfans, et particulièrement destiné à la guérison des nombreux hypocondriaques de Venise. » Après le Corbeau arriva bientôt le Roi cerf, pièce à transformations « où l’on verra un monarque changé en bête passer dans le corps de plusieurs animaux, et rentrer à propos dans son véritable corps, toutes choses qui paraîtront si vraisemblables, quelles pourraient bien être possibles. » Ce titre bouffon trahit l’inclination de Gozzi pour le fantastique, où il va bientôt se plonger si profondément qu’il se croit le jouet des puissances occultes.

Il y avait à Venise un vieil orateur de place publique appelé Cigolotti, qui faisait des sonnets de mariage, de naissance, de baptême, voire même des épitaphes pour vingt sous, et qui racontait au peuple d’anciens romans et des histoires merveilleuses. Zanoni, le Brighella de la troupe, imitateur des types populaires, singea le bonhomme Cigolotti avec son costume rapiécé, ses gestes emphatiques et son parler nazillard. Le signor Prologue se présenta sous cette forme grotesque. Il débita quelques traits satiriques et fit une exposition qui sans lui aurait pu sembler un peu longue. La critique trouva dans le Roi cerf une foule de beaux exemples et de conseils adressés aux rois, auxquels Gozzi n’avait peut-être pas songé. Quoi qu’il en soit, le genre fiabesque était définitivement adopté.