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Toutes les incertitudes sont à l’instant fixées, et les yeux dessillés par ce cours. Le poète rentre ensuite dans son silence taciturne qui lui a fait donner le surnom de solitaire ; il laisse ses confrères censurer le théâtre nouveau, qui n’arrête pas le cours de la vogue ; mais, au bout de cinq ans, les fruits sont mûrs : Gozzi arrive un beau jour à l’académie, un rouleau de papier sous le bras, et demande la parole :

— Seigneurs granelleschi, j’ai une provision de bagatelles à vous communiquer. Vous savez qu’il y a deux cents ans est mort à Florence un vieux poète un peu sorcier appelé Burchiello. J’ai eu le bonheur de retrouver un de ses manuscrits posthumes chez la marchande de tabac. Ce beau poème est intitulé la Tartana degl’influssi (la Tartane des influences pernicieuses pour l’année bissextile 1756), et voyez comme la rencontre est heureuse ! ce manuscrit tombe, précisément dans mes mains peu de jours avant que l’année 1756 soit commencée.

Gozzi fait sa lecture, et les académiciens, à qui le règlement prescrit le plus grand sérieux en matière de badinage, admirent comment le vieux Burchiello a savamment deviné l’état des mœurs, des lettres, du barreau et même de la chaire, en celle année bissextile. Il a passé en revue les ridicules de la société vénitienne, l’hypocrisie des coureurs de sermons, les bavardages philosophiques des avocats, et le théâtre dit régulier. Il a deviné Chiari et Goldoni ; ô profond Burchiello ! L’académie éclate en applaudissemens à ce passage qui définit la comédie larmoyante : « Ces spectacles sont une omelette battue… On mélange ensemble des morceaux incomplets, des caractères que la nature ne pourrait pas seulement rêver, des figures méconnaissables, des homélies, des métaphores et du patois de gondoliers ; il pleut des argumens de pièces à la douzaine, et puis on se redresse, les joues enflées, le pied en dehors, et on dit : nous avons réformé le théâtre… Autrefois on faisait tout simplement de la poésie ; aujourd’hui il faut des vers martelliens[1], si longs, si durs à fabriquer, d’une matière si coriaces, qu’on y va des dents, des pieds et des mains, comme les cordonniers creusent leurs souliers. On se donne beaucoup de peine, mais on a réussi à faire parler hébreu aux muses. »

Burchiello avait bien deviné. Regardez le pauvre public de Venise : en quel état il est tombé ! N’ayant plus d’endroit où il puisse se divertir honnêtement, il va dans les tavernes et perd ce qui lui restait encore de respect pour les bonnes mœurs. Cependant reprenons un peu d’espérance, car le poète sorcier nous prédit pour la fin de l’année

  1. Le vers martellien répond à l’alexandrin français.