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II

Sur un être sensible et intelligent comme Gozzi, ces trois déceptions amoureuses ne pouvaient manquer d’exercer une grande influence. La bonne opinion qu’il voulait avoir des femmes recevait une atteinte profonde. Son chagrin une fois calmé, il riait de lui-même en songeant que dans ses affaires de cœur lui seul avait fait tous les frais de délicatesse. L’imagination dégoûtée regrettait ses trésors jetés au vent, et demandait au poète un meilleur emploi de ses forces. A l’âge de vingt ans à peine, Gozzi jurait de ne jamais s’exposer aux chances du mariage et de se consacrer uniquement aux lettres. Ce parti étant bien arrêté, il s’enferme dans son cabinet, rassemble ses sonnets et chansons, les met au net sur du papier fort beau ; il relie le tout en un livret couvert de maroquin cramoisi ; puis il s’en va chez un riche sénateur et lui présente ses vers ornés d’une dédicace.

— Merci, lui répond son excellence, merci, mon petit ami. Je pourrai prouver à ceux qui en douteraient que vous avez fait vos études.

En 1750, Venise n’était plus la reine des mers. Le gouvernement affaibli n’avait conservé de son ancien nerf politique qu’une humeur ombrageuse et perfide. Des vieilles institutions, il ne restait que les inconvéniens : l’inquisition d’état, les délations et le système déplorable de fermer les yeux au peuple en l’avilissant. Le commerce était ruiné depuis long-temps par la découverte du cap de Bonne-Espérance, et les mœurs étaient tombés dans un relâchement extrême. La police regardait de travers les jeunes gens sérieux. Pour se faire bien voir, il fallait déguiser le goût innocent de l’étude sous les formes de la bouffonnerie, du plaisir ou de la licence. On devait paraître ne songer qu’à rire et faire l’amour. Le peuple, poussé dans cette voie, adoptait volontiers cette manière de vivre en paix avec son gouvernement. On employait les nuits en fêtes et en débauches, la moitié du jour à dormir, le reste à courir après des intrigues galantes, et on ne manquait pas le soir d’aller au spectacle pour causer et prendre des sorbets. Ce public évaporé, intelligent et civilisé, ne demandait qu’à se divertir, applaudir, juger les différends entre les poètes, et donner le prix à qui trouvait le meilleur moyen de lui plaire.

Il y avait alors à Venise une académie nouvellement fondée, qui, sous les apparences d’une réunion consacrée à la folie et au burlesque, cachait un but littéraire utile et sage, le perfectionnement de la langue et le culte du toscan. Le gouvernement lui passait ses travaux sérieux