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l’ami jette un coup d’œil sur le cabinet de travail, les livres, les papiers épars, les portraits de famille du Titien, puis il arrive à la fenêtre et aperçoit la voisine penchée sur sa broderie. Cette découverte lui fait comprendre la patience de son ami et son goût pour une solitude si agréablement partagée. Gozzi oppose à la plaisanterie un air très sérieux. Il avoue le plaisir qu’il trouve à causer de temps en temps avec une femme spirituelle ; mais il repousse avec indignation les commentaires et conjectures de son camarade.

— Eh bien ! lui dit l’officier, ne te fâche pas. Puisque la voisine est aussi sage que belle, et que tu es trop vertueux pour lui faire la cour, je vais essayer, avec ta permission, de lui dire deux mots de galanterie.

Là-dessus, le militaire se met à la fenêtre, salue la dame, engage la conversation, en commençant par un éloge pompeux de son cher Gozzi, dont il se dit le meilleur, l’inséparable ami. À la grande surprise de notre poète, la voisine répond avec coquetterie, fait des mines à l’officier, sourit de son jargon militaire et même de ses équivoques de garnison. L’ami propose aussitôt une partie de spectacle pour le soir. Il a, dit-il, une loge pour la comédie, et si la dame veut inviter quelqu’une de ses amies, on se divertira tous quatre ensemble. La proposition est acceptée. La voisine vient, flanquée d’une sienne compagne, grosse blonde, qui ne dit mot, dont Gozzi se trouve chargé, tandis que l’officier s’empare de sa maîtresse et l’entretient à voix basse avec un feu toujours croissant. Gozzi est au supplice.

— Qu’as-tu dont ? lui dit son traître ami. Puisque tu m’as juré sur l’honneur que ta belle voisine ne te tient pas au cœur, ton air sombre ne peut pas venir de mes assiduités.

Après le spectacle l’officier entraîne toute la compagnie chez un traiteur. On soupe. La grosse blonde dévore, boit comme un chanoine et garde le silence. Gozzi a des barres de fer dans le gosier qui ne laissent passer ni un morceau ni une parole. Enfin, il voit son camarade et sa maîtresse entrer dans une chambre dont la porte se referme au verrou. Lorsque les dames sont rentrées chez elles et que les deux amis se trouvent face à face, l’officier dit brusquement à Gozzi :

— C’est ta faute ; tu l’as voulu, Jamais je n’irais sur les brisées d’un ami confiant. Tu devais m’avouer que tu aimais ta voisine. C’est ta faute. Souviens-toi de la leçon.

Voilà comment Gozzi découvre qu’il a métaphysiqué pendant plus de six mois avec une Vénitienne délurée, parfaitement digne de figurer sur la liste de ses bonnes fortunes à côté des beautés de Zara.