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Peu de temps après, à l’occasion du dimanche gras, la garnison de Zara donna un spectacle public et un souper à toutes les jolies femmes de la ville. Les officiers jouaient une pièce dans laquelle Charles Gozzi remplissait le rôle de Lucie, femme délurée du vieil avare Pantalon. À la fin d’un monologue, Gozzi avait répété plusieurs fois la réplique convenue d’avance, sans que le Pantalon fit son entrée ; obligé d’improviser, en attendant que l’acteur parût, il regarde dans la salle et aperçoit la célèbre Tonina parmi les spectateurs. Afin de tirer la scène en longueur ; dona Lucia prend dans ses bras sa petite fille au maillot lui donne à téter et lui adresse une leçon maternelle, en l’appelant Tonina : « Poveretta Tonina, dit la mère Pantalone, plutôt que de te voir un jour faire le métier de coureuse d’aventures, guigner les cavaliers à travers tes persiennes, et te couvrir de dentelles et de bijoux si mal gagnés, j’aimerais mieux que le ciel coupât tout de suite le fil si menu de tes jours enfantins ; j’aimerais mieux que tu fusses laide comme le diable et noire comme une poêle à frire, plutôt que de briller comme tant d’autre Tonine resplendissantes de graces perfides et de beautés funestes. Mais si tu devais, contre tous mes désir, devenir une Tonina comme j’en connais, au moins ne va pas prendre pour amoureux des Lestrigons sauvages qui tirent sur les passans à coups d’espingole. » À cette botte inattendue, la véritable Tonina se lève et sort de sa loge, au milieu des applaudissemens frénétiques du parterre. Après le spectacle, Gozzi court chercher la courtisane et l’amène au bal par la main ; il la fait danser, s’assied auprès d’elle au souper.

— Quel dommage ! lui dit Tonina en tournant vers lui avec tendresse ses yeux magnifiques, quel dommage qu’un gentilhomme aussi aimable soit mon ennemi !

A la fin du souper, les têtes s’échauffent, et le jeune officier sent que ces yeux redoutables vont l’enflammer ; mais il comprend le danger et connaît trop la vengeance vénitienne pour s’exposer à la vengeance dalmate. Je croirais volontiers que Tonina n’était pas aussi méchante que Gozzi le supposait, car, malgré les espingoles et les poignards dont elle disposait, elle n’envoya point ses Lestrigons à celui qui l’avait attaquée publiquement.

On ne connaît pas bien un poète si on n’a pas quelque idée de ses amours Gozzi a fort heureusement écrit lui-même l’histoire de ses Trois Amours principales. Les deux premières, qui eurent Zara pour théâtre, ne sont que des aventures ; la troisième est un petit roman dont la scène est à Venise. On a tant fait de romans vénitiens qu’il est bon