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révoltes ouvertes ou des coups de poignard. Les officiers jouaient la comédie entre eux. Charles Gozzi, âgé de dix-sept ans, sans barbe et d’une mine un peu efféminée, prit les rôles de Colombine et de Lucie. Il eut un succès d’improvisation si grand, que le provéditeur l’exempta d’une partie de son service pour lui laisser le loisir d’organiser les représentations. Une petite aventure lui fit à la fois une réputation d’homme d’esprit et de militaire courageux.

La ville de Zara est partagée en deux par une rue large où viennent aboutir des ruelles étroites. Une de ces ruelles était le chemin le plus court pour aller du quartier de cavalerie aux fortifications. Un soir, des officiers qui voulaient prendre ce chemin trouvèrent au coin de la rue un grand homme masqué, enveloppé d’un manteau, qui leur présenta une espingole à bout portant et leur cria d’une voix de stentor : On ne passe pas ! Les officiers tournèrent bravement les talons et se résignèrent à prendre le chemin le plus long. Dans la ruelle demeurait une courtisane, appelée Tonina, fille d’une beauté extraordinaire. On allait chez elle pour charmer les ennuis de la garnison. L’homme à l’espingole était un Dalmate amoureux de cette courtisane et qui avait imaginé ce moyen d’écarter la concurrence. Ces allures de jaloux Dalmate réussissaient parfaitement avec les Vénitiens. La ruelle était déserte le soir, personne ne se souciant de vérifier si l’espingole était chargée. Le sage et pudibond Gozzi déclara publiquement dans un café que l’honneur du régiment ne permettait pas de supporter cette tyrannie, et que, pour lui, il était résolu à se présenter le soir même chez la Tonina, armé de ses pistolets. Plusieurs officiers, soit par bravoure ou par respect humain, promirent de l’accompagner, et une ligue de six personnes se forma contre l’homme à l’espingole. Après la conférence du café, Gozzi se sentit frapper doucement sur l’épaule. Un grand gaillard qui avait écouté la conversation le salua poliment :

— Signor comte, lai dit l’inconnu, c’est moi qui suis l’homme à l’espingole ; vous êtes un brave gentilhomme ; renoncez à votre projet, car, au lieu d’un, nous serons six au coin de la rue, et nous massacreront tout ce qui passera.

— Quand vous seriez vingt, répondit Gozzi, j’irai chez la Tonina ce soir ; nous verrons qui restera maître du terrain.

Le jeune Vénitien tourna le dos au Dalmate colossal et s’en alla préparer. ses armes. Le soir arrivé, on ne trouva personne au coin de la rue. Les officiers soupèrent avec la courtisane, et Gozzi, n’ayant plus de coups de pistolet à tirer, s’en retourna sagement chez lui.