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hardis ou plus exercés. Jacques Antoine, père de Charles Gozzi, homme instruit, d’un caractère bizarre, menait à Venise le train d’un grand seigneur. Il fit construire dans son palais une salle de spectacle où il donna des représentations qui lui coûtèrent beaucoup d’argent. Ses onze enfans montaient sur ce théâtre et composaient de petites pièces auxquelles on les reconnut pour de jeunes prodiges. Ce père prodigue dissipa ainsi somptueusement son bien et celui de sa femme, Angela Tiepolo, dernier rejeton de cette noble race qui donna tant de sénateurs et de doges distingués à la république. Jacques-Antoine eut bientôt des affaires embarrassées ; il ne conserva de son ancienne fortune que de faibles débris encore disputés par les créanciers. Toute la famille avait réuni ses ressources pour vivre en commun. Les demoiselles Gozzi étaient aimables, gaies et bien élevées, les garçons savans et spirituels. Malgré la pauvreté, on passait le temps dans une intimité pleine de charmes.

En voyant ses camarades du lycée, qui avaient appris comme lui la grammaire et la thétorique, « devenir les uns ivrognes, les autres marchands de châtaignes, » Gozzi admira les bons fruits de l’éducation. L’exemple de son studieux frère aîné Gaspard l’empêcha d’imiter les paresseux du collége. Il se prit de passion pour l’étude de la langue toscane, et il eut toujours du mépris pour les grands personnages qui faisaient des fautes d’orthographe. Gaspard, beaucoup plus puriste que son frère, devint un des critiques les plus judicieux de l’Italie. Comme chef de la famille, il aurait dû s’occuper des intérêts de la communauté ; mais il s’enferma dans son cabinet de travail sans vouloir entendre parler d’affaires, et un mariage d’inclination l’obligea bientôt à se séparer de ses frères et sœurs. Le second des garçons, François Gozzi, se chargea des procès et de l’administration des biens. Charles entra dans une école militaire, d’où il passa dans un régiment qui partait pour Zara. Pendant ses heures de loisir, Gozzi perfectionna encore ses études, car celles du lycée sont toujours incomplètes ; quant à ce que lui avait enseigné son premier précepteur, jeune prêtre mauvais sujet qui faisait la cour aux femmes de chambre de sa mère, il ne le portait pas en ligne de compte.

A Zara, Gozzi trouva de bons compagnons de régiment, piliers de mauvais lieux, et qui lui firent comprendre combien il était honteux pour un militaire de vivre sagement. Il avoua ses torts, mais il y persista tant qu’il put. Venise n’avait alors, que des troupes mercenaires. Les régimens étaient composés de soldats morlaques, illyriens et dalmates, gens féroces et indisciplinés dont on ne pouvait tirer que des