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eux-mêmes après trois métamorphoses successives ? Le genre fantastique, parti de Venise en 1750, avec le train d’un fils de bonne famille, y rentrera quelque jour en haillons, comme l’enfant prodigue, et si défiguré que ses compatriotes ne le reconnaîtront plus. Gozzi est mort au moment où Venise s’éteignait ; il n’est pas étonnant que dans le naufrage d’une république un poète se trouve submergé. Entraîné dans les circonstances à faire de la satire, Gozzi s’est jeté ensuite dans la fantaisie avec encore plus de succès ; il faut bien que la littérature française rendue au Vénitien ce qu’elle lui doit, en l’avouant au moins pour un de ces créanciers.

Il y a peu de satires mauvaises et qui manquent leur but, soit parce que les vices, les ridicules et le mauvais goût donnent toujours beau jeu à qui veut les attaquer, soit parce qu’on n’écrit guère une satire que dans un moment de colère et de passion. Gilbert n’était qu’un déclamateur ennuyeux dans ses odes ; un jour, il jette un regard d’envie et d’amertume sur le siècle des madrigaux, des petits soupers et de la philosophie, et aussitôt il trouve en lui une veine poétique qui ne se serait jamais ouverte sans le dépit et la misère. Régnier, malade, querelleur et chagrin, fit asseoir la poésie sur les bancs des cabarets, mais elle ne lui fut jamais si docile que lorsqu’il s’irrita contre lui-même et contre les tristes lieux où il avait usé sa santé. De toutes les formes que peut prendre la satire, la plus énergique et la plus agréable est assurément la comédie. Aristophane, bravant Cléon en plein théâtre, et jouant lui-même le rôle du Paphlagonien, qu’aucun acteur n’ose accepter, devient une puissance capable de faire trembler le chef de la république ; il fallait toute la liberté d’Athènes pour qu’un tel spectacle fût permis, et que l’auteur mourût dans son lit. Molière, avec l’appui de Louis XIV, se retrouve dans les heureuses conditions d’Aristophane la cour, les faux dévots, les médecins et les précieuses s’en sont aperçus. Certes, il y a loin d’Aristophane et de Molière au Vénitien Gozzi ; mais la liste des comiques satiristes est tellement bornée, que le nom de Gozzi arrive bientôt après ces deux grands noms, ce qui prouve que la comédie n’a pas eu souvent son franc-parler. Avec son esprit ironique, ses locutions vigoureuses, cet emporte-pièce que la nature lui avait mis au bout de la langue, son cœur naïf et bon, son caractère taciturne, signe distinctif du génie comique, Gozzi n’eût pas demandé mieux que de jouer sur le théâtre de San-Samuel les doges, le conseil des dix, l’inquisition politique, et tous les traficans orgueilleux du livre d’or ; une petite difficulté l’a retenu, c’est qu’au premier mot un peu hasardé, on l’eût étranglé à soixante pieds au-dessous du sol,