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Tout enfant du peuple a ainsi les galères en perspective, depuis l’âge de neuf ans jusqu’à l’âge de seize ou dix-huit.

Le principal siége de ces tortures, l’enfer de Paris, est l’énorme bloc de rues étroites et de hautes maisons compris, d’une part, entre la ligne tracée par les rues Montmartre et de la Monnaie, et la ligne marquée par la rue du Temple ; de l’autre, par le boulevard et par les quais. Il y a là une multitude de fabricans en chambre, et chez eux plus de vingt mille apprentis. Si l’on veut connaître à quel point ces malheureux enfans semblent abandonnés de Dieu et des hommes, que l’on se reporte aux souvenirs du procès Granger.

Vers la fin de septembre 1839, la clameur publique obligeait l’autorité judiciaire à pénétrer dans un atelier de bijouterie, situé rue des Rosiers. Le juge d’instruction y trouva trente-sept apprentis réduits à l’état le plus déplorable, et il constata des sévices que l’on croirait à peine possibles de nos jours. Le fabricant allait recruter ces enfans dans les hospices et dans les campagnes, afin de posséder sur eux un pouvoir plus absolu. Dès leur entrée dans l’atelier, ceux-ci n’avaient plus de communication avec le monde extérieur. A six heures du matin, la journée de travail commençait pour eux, et durait jusqu’à onze heures du soir, sans autre repos que deux intervalles d’une demi-heure chacun, pour le déjeuner d’abord, et ensuite pour le dîner. La chambre commune où les apprentis prenaient leurs courtes heures de sommeil était un grenier ouvert à la pluie en hiver, et au soleil en été ; ils y couchaient sur de la paille humide, qu’un long usage et le défaut de propreté avaient peu à peu convertie en fumier. Le pain qu’on leur donnait pour réparer leurs forces était mêlé de nénuphar ; on y ajoutait des légumes cuits à l’eau, que leur estomac délabré se refusait quelquefois à digérer, mais auxquels la faim et les coups les forçaient de revenir. Si quelqu’un d’entre eux se ralentissait dans l’exécution de sa tâche accablante, la mégère du lieu le frappait jusqu’au sang. Par un raffinement inouï de cruauté, ses petits camarades devenaient souvent les instrumens du supplice. Tel apprenti avait reçu jusqu’à cent trente coups de nerf de bœuf ou de bâton en un jour ; tel autre avait été plongé dans un baquet d’eau froide ; tel autre, attaché, pendant toute la nuit, à un poteau dans une cave humide ; tel autre, marqué avec un fer rouge comme un pourceau ; tel autre, contraint, il faut bien le dire, d’avaler ses excrémens. Pour cicatriser les plaies de ces malheureux, le bourreau domestique employait le sel et le vinaigre ; pour les consoler de leur esclavage, il les envoyait, le dimanche, à la barrière apprendre le monde avec les ivrognes et avec