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est livré au maître qui le reçoit, corps et ame ; il entre dans cette famille étrangère, non pour y apprendre un métier en donnant par compensation quelques années de son travail, mais pour y remplir les plus humbles, les plus pénibles et les plus dégoûtantes fonctions de la domesticité.

Autrefois l’apprentissage était l’objet d’un contrat : le père de famille déléguait son droit de tutelle, et le maître prenait en retour certains engagemens dans l’intérêt de l’enfant ; aujourd’hui cette transaction, dépouillée de son aspect moral, n’a plus que le caractère d’un marché ; et pour que rien n’y manque, au lieu de recevoir une prime, le maître paie souvent au père une somme d’argent. C’est le prix de la servitude, prix qui se paie en secret à Paris et ouvertement à Londres ; il y a même dans cette ville un marché aux enfans, comme ailleurs un marché aux chevaux ou un marché aux porcs.

Sans doute le maître ne traite pas toujours l’apprenti comme un esclave. On pourrait citer des chefs d’atelier qui montrent une sollicitude vraiment paternelle pour les enfans qui leur sont confiés ; mais plus généralement ceux-ci sont négligés de toutes les manières : on les exploite, on ne songe pas à les former. Aucune espèce d’éducation ne leur est réservée ; ils ne reçoivent ni habitudes religieuses, ni instruction primaire, ni instruction professionnelle ; on ne s’occupe ni d’en faire des hommes ni d’en faire des ouvriers. Encore, si les soins physiques les dédommageaient de cette mise en jachère de l’intelligence ; mais les apprentis n’obtiennent qu’une nourriture grossière et à peine suffisante : il en est que l’on sature de pommes de terre tout le long de l’année. On les couche dans des soupentes sans air ou dans des greniers à rats, et les vêtemens qu’on leur donne, n’étant jamais appropriés aux saisons, ne les soulagent pas de la chaleur et ne les défendent pas du froid ; trop heureux lorsque la brutalité des maîtres n’aggrave pas cette misère par des châtimens quotidiens administrés le plus souvent sans cause et habituellement sans modération !

Pour les enfans employés dans les manufactures, qui sont les élèves externes de l’industrie, le travail, si impitoyable qu’il soit, a des bornes ; pour les apprentis, qui sont les élèves internes de l’industrie, le travail ne s’arrête pas même à l’épuisement des forces, et ne connaît ni règle ni frein. A Paris surtout, où la difficulté de vivre irrite l’âpreté du gain, le maître, ne s’épargnant pas, épargne encore moins ses jeunes ouvriers. Il faut être debout dès cinq heures du matin, et prolonger la veillée bien avant dans la nuit. On va jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sang dans les veines, et que la nature vaincue ne se sente plus vivre ; si elle succombait avant l’heure, on la ranime à force de coups.