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il n’a pas cru pouvoir étendre les mesures de prévoyance au-delà du point où commençaient naguère, pour les réunions publiques, les mesures de répression. Cependant si l’on veut sérieusement régler la petite industrie comme la grande, il faudra soumettre à tous les ateliers qui compteront plus de dix ouvriers. Au-dessous de ce nombre, le travail est purement domestique ; au-dessus, il prend le caractère d’une spéculation et il exige l’avance d’un certain capital.

Dans l’état actuel, rien n’est plus facile que d’éluder la loi. Un enfant qui se trouve trop pressé par l’inspecteur quitte l’atelier pour se réfugier dans un autre ; il se fait une émigration constante des ateliers inspectés aux ateliers que l’autorité n’a pas le droit d’inspecter. La mobilité naturelle à l’ouvrier parisien s’accroît sous l’empire des restrictions qu’on lui impose. Quand l’enfant voudrait se fixer, ses parens ne le permettraient pas. Le personnel des manufactures change donc, pour ainsi parler, d’heure en heure. Il y a des enfans qui ne font que traverser un atelier, d’autres qui séjournent une semaine, d’autres qui vont jusqu’au bout du mois. Communément, le livret que le manufacturier a demandé pour tel ouvrier âgé de moins de seize ans lui parvient après que l’enfant l’a quitté. J’ai vu jusqu’à neuf livrets à la fois rendus ainsi inutiles dans les mains d’un seul fabricant.

Une loi partielle et partiale, comme celle du 22 mars 1841, pourrait encore obtenir quelque succès dans un centre d’industrie où l’offre du travail excéderait habituellement la demande. Partout où les ateliers qui ne relèvent pas de l’inspection présentent peu de surface, il faut bien que les ouvriers se rejettent sur ceux où l’inspecteur a le droit de pénétrer ; mais à Paris, malgré le nombre immense des habitans il y a tant d’issues ouvertes à l’activité de l’homme, la production déborde avec une telle abondance et la variété des industries est si grande, que les bras sont incessamment en réquisition et que l’ouvrier par conséquent reste maître du marché. On le voit bien à l’élévation des salaires : dans les quartiers que j’ai visités, ceux des adultes sont en moyenne de 3 fr. 50 c. à 5 fr. par jour, ceux des femmes de 1. fr. 25 c. à 2 fr. ; ceux des enfans de 1 fr. à 1fr. 50 c. entre douze et seize ans, et de 75 c. à 1 fr. au-dessous de douze ans. Je ne parle pas des industries de luxe, dans lesquelles la journée rend souvent huit à dix francs à l’ouvrier expérimenté. Le fait qui domine, c’est qu’un laboureur dans les campagnes de la France gagne généralement moins qu’une femme à Paris, et à peine autant qu’un enfant au-dessus de douze ans.