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REVUE DES DEUX MONDES.

Déroger, c’est prendre un point d’appui, c’est se prémunir contre la tempête. Il se prépare à cette heure un jeu de bascule curieux à observer : avant qu’il soit vingt ans, le gentilhomme bourgeois aura remplacé le bourgeois gentilhomme. Voulez-vous, monsieur le marquis, connaître toute ma pensée ?

— Je n’y tiens pas, dit le marquis.

— Je vais donc vous la dire, reprit avec assurance l’abominable petit vieillard. Grâce à votre grand nom, à votre grande fortune, à votre grand esprit, grâce enfin à vos grandes manières, il se trouve naturellement que vous êtes peu aimé dans le pays. Vous avez des ennemis : quel homme supérieur n’en a pas ? Plaignons l’être assez déshérité de la terre et du ciel pour n’en point avoir au moins deux ou trois. À ce compte, vous en avez beaucoup ; pourrait-il en être autrement ? Vous n’êtes pas populaire : quoi de plus simple, la popularité n’étant en toutes choses que le cachet de la sottise et la couronne de la médiocrité ? Bref, vous avez l’honneur d’être haï.

— Monsieur !…

— Trêve de modestie ! on vous hait. Vous servez de point de mire aux boulets rames d’un parti cauteleux dont l’audace grandit chaque jour, et qui menace de bientôt devenir la majorité de la nation. Je me garderai bien de vous rapporter les basses calomnies que ce parti sans foi ni loi ne se lasse point de répandre, comme un venin, sur votre noble vie. Je sais trop quel respect vous est dû pour que je consente jamais à me faire l’écho de ces lâches et méchans propos. On vous blâme hautement d’avoir déserté la patrie au moment où la patrie était en danger ; on vous accuse d’avoir porté les armes contre la France.

— Monsieur, répliqua M. de La Seiglière avec une vertueuse indignation, je n’ai jamais porte les armes contre personne.

— Je le crois, monsieur le marquis, j’en suis sûr ; tous les honnêtes gens en sont convaincus comme moi ; malheureusement les libéraux ne respectent rien, et les honnêtes gens sont rares. On se plaît à vous signaler comme un ennemi des libertés publiques ; le bruit court que vous détestez la charte ; on insinue que vous tendez à rétablir dans vos domaines la dîme, la corvée et quelque autre droit du seigneur. On assure que vous avez écrit à sa majesté Louis XVIII pour lui conseiller d’entrer dans la chambre des députés éperonné, botté, le fouet au poing, comme Louis XIV dans son parlement ; on affirme que vous fêtez chaque année le jour anniversaire de la bataille de Waterloo ;