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qui vous trahit tout d’abord. Ajoutez qu’une certaine uniformité se glisse ainsi à la longue, et que la nécessité oblige, pour varier et se rajeunir, d’exagérer encore le procédé dont on est l’esclave. Habitué au gros trait, on perd le tact, et le crayon appuie encore davantage. Il ne faudrait pas cependant exagérer ici un reproche qui s’applique bien plutôt au style de l’écrivain qu’aux conceptions du romancier. Si délurées, en effet, que puissent paraître aux lecteurs timides les dernières compositions de M. Gautier, nous le féliciterons sincèrement d être revenu, dans ces derniers temps, à des œuvres d’une morale moins risquée et moins ouvertement païenne. Sans doute, l’auteur de Fortunio aurait bien à faire encore pour voir ses volumes donnés en prix dans les pensionnats de jeunes personnes ; mais c’est là un succès auquel il ne vise pas, je pense, et qu’il abandonne très volontiers aux lauréats de l’Académie. Si le romantisme a eu sa constituante et sa convention, comme on le disait hier[1] en termes très spirituels et à l’occasion même du livre des Grotesques, on peut ajouter qu’il a eu aussi son directoire. Les Jeune-France et Mademoiselle de Maupin qui furent le début, un peu scandaleux, de M. Théophile Gautier, marquent la nuance la plus osée de ce retour heureusement momentané de la nouvelle école au genre déchu des Laclos et des Crébillon. Je doute même que l’auteur des Liaisons, dont la plume ne passe cependant pas pour prude, eût risqué une donnée aussi repoussante que celle de Mademoiselle de Maupin. Tout ce qu’on a le droit d’en dire, c’est que le livre eût pu sans inconvénient être dédié à la mémoire de Sapho, avec le mot trop connu d’Horace. Dans ses romans postérieurs, M. Théophile Gautier n’a pas eu une aisance plus pimpante et une verve plus drolatique, il n’a pas trouvé plus de montant et de couleur, il n’a pas jeté au vent plus d’humour et déployé un plus fabuleux mauvais goût ; mais au moins sa mise à présent se range, et n’est plus tout-à-fait sœur de celle de ces libertins de Louis XIII, qu’il vient, en jovial complice, proposer aujourd’hui à notre sympathique admiration. Dans Fortunio et dans une Larme du Diable se rencontrent çà et là des pages heureuses où l’esprit pétille, ou le poète l’emporte sur le peintre, et où la rêverie ne disparaît plus sous un surcroît d’enluminures. Malheureusement l’ensemble est sacrifié au luxe et la profusion des détails. Chaque idée de M. Gautier me fait l’effet de ce qu’on appelait une lance dans les armées du XVIe siècle ; c’était un simple chevalier suivi de nombreux varlets caparaçonnés

  1. Revue de Paris du 31 octobre. — Article de M. Sainte-Beuve.