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(celle de M. Sue et de M. Soulié) qui invente des sentimens et ne se préoccupe plus du style ; l’autre (celle des adeptes les plus avancés de M. Victor Hugo) qui invente, un style et ne se préoccupe plus des sentimens. Il y a beaucoup plus d’esprit dans la seconde que dans la première ; est-ce une raison pour qu’elle dure davantage ?

Il faut passer beaucoup de choses aux poètes, et cet aimable démon que Platon leur donne pour confident autorise de leur part bien des libertés ; c’est pour cela que les allures excentriques de M. Théophile Gautier choquent moins dans ses vers que dans sa prose. Laissons donc l’hippogriphe qui a remplacé Pégase se permettre les ruades les plus aventureuses, les zigzags les plus fantasques. Que la muse de la Comédie de la Mort dorme à plaisir sur l’édredon de la rime, ou qu’elle se prélasse dans un palanquin doré en se servant des métaphores comme d’éventails, on en sourira peut-être, mais sans trop se plaindre ; les poètes sont rois, et ils aiment à se permettre toutes les fantaisies impériales. M. Gautier peut avoir le caprice de jeter ses idées en proie à l’insatiable image, comme le Romain précipitait ses esclaves dans les viviers pour servir de pâture aux murènes : je m’amuserai à le contempler et je dirai seulement qu’il est dommage de gaspiller à plaisir un talent si vivace, et si brillant. Du reste, bien des strophes vraiment belles et dictées par cette fée ineffable de l’art, qui a souvent murmuré à l’oreille de M. Gautier, se détachent çà et là dans la Comédie de la Mort. La facture alors est souple et stricte, le tour heureux, l’image éclatante : on s’oublie avec charme à suivre du regard ces méandres capricieux de la poésie mais bientôt quelques bizarrerie voulue, quelque boutade paradoxale, quelque expression hérétoclite, viennent couper court à la séduction, et vous rappeler du charmant pays des chimères au triste métier d’éplucheur de mots. Le détestable et l’exquis s’entremêlent sans cesse ; on ne saurait dire lequel domine, ou plutôt on le devine trop.

Puisque M. Gautier a fait de l’exception son rôle et presque sa carrière, je m’empresserai de convenir que, comme ses qualités, ses défauts aussi me paraissent rares et originaux. Le premier venu ne les attraperait pas. Dans la prose pourtant, ce genre intempérant et expressif me semble accessible, par le pastiche, à des plumes bien moins, consommées que celle de M. Gautier. Par exemple, l’amusante mascarade de son feuilleton hebdomadaire serait peut-être possible à d’autres, et qui sait si le public ne s’y méprendrait pas ? Voilà l’inconvénient d’avoir une manière, un parti pris, et des habitudes invétérées dans le style. C’est un pli qui ne vous quitte plus et comme une senteur