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poète ; mais enfin le poète a gardé de ce temps-là plus d’habitudes et de souvenirs que je n’eusse voulu. On le surprend presque toujours à écrire sur un chevalet. Je conviens qu’il y avait là un rôle à prendre. Après le faux genre descriptif de la poésie impériale, on concevait effectivement un retour vers la franchise du dessin et la vivacité des touches. Dès l’origine, M. Gautier semblait avoir tout ce qu’il fallait pour cette tâche, c’est-à-dire un sentiment profond des éternels spectacles de la nature, et aussi cette mélancolie qu’amène le contraste de l’ironique permanence des choses et de la fugitive mobilité de nos impressions. La place n’était pas à dédaigner, et, pour la prendre, il suffisait de substituer à la misérable versification de Saint- Lambert et d’Esménard quelques-uns de ces accens que Goethe avait su dérober à Lucrèce. Le désir de l’innovation, toujours louable en soi, mais un peu exagéré chez M. Gautier, qui se permet tout pour l’atteindre, eût été ainsi satisfait dans une juste mesure. Par malheur, la mesure est précisément ce qui manque au plus grand nombre des écrivains d’à présent. A-t-on un don, on en abuse ; a-t-on une faculté, on en fait un défaut en l’exagérant. Horace a raison cette fois : Pictura, pesis, ce sont ici de véritables synonymes. Le voisinage de la brosse et de la toile n’a que trop encouragé M. Gautier dans son goût exclusif pour la forme, dans son penchant à l’épicuréisme, tranchons le mot, au matérialisme littéraire. Sans doute, ce matérialisme est avenant, je lui trouve des graces ravissantes, des poses du plus bel air ; ses héros ont une encolure superbe, des muscles irréprochables, de splendides draperies ; rien aussi n’est plus suave que le profil des femmes qu’il évoque ; rien n’est plus provoquant que leurs airs penchés, leur taille fuyante, le duvet qui ombre leur cou sinueux. L’ame seule a été oubliée. C’est pour cela que les personnages des romans de M. Gautier vivent par les sens, et ne vivent pas par le cœur. Les chatoiemens sans fin du style (que l’auteur ne manquerait pas de nommer un style zébré et tigré) peuvent éblouir l’œil un instant ; mais on s’aperçoit vite qu’au fond la vie véritable, la vie que donne l’art, n’est pas dans ces singularités, dans ces raffinemens tourmentés de la diction. Aux grandes époques, les maîtres se contentent de reproduire en une langue sobre et forte les passions ordinaires de notre nature, l’amour dans le sein d’une fille, la foi dans l’ame d’une épouse, le dévouement dans le cœur d’une mère, Chimène, Pauline, Andromaque. C’est l’immortelle alliance des sentimens vrais et du style simple, laquelle fait les chefs-d’œuvre. A l’heure qu’il est, au contraire, on peut distinguer deux écoles également fausses, l’une