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un art d’atelier. On a écrit comme on peint, avec la couleur. Beaucoup de verve sans doute et de talent a été dépensé dans ces arabesques multipliées de la métaphore, dans ces bigarrures diaprées de la période, dans cette prodigalité d’images enluminées, dans cette complication toute byzantine de ciselures. Toutefois un sensualisme si raffiné du style peut-il, je le demande, être accepté comme méthode ? M. Victor Hugo, par la fougue de sa pensée, brise souvent ses liens ; mais la ressource du génie n’est pas celle de tout le monde. Aussi, à côté de cette muse qui sait, à l’occasion, rejeter sa lourde tunique pour prendre son essor dans le bleu de l’espace, la muse moins robuste des imitateurs s’est trouvée comme empêchée sous ce surcroît de pierreries et de bandelettes.

De tous les jeunes écrivains sur lesquels le joug de ces idées systématiques a laissé sa fatale empreinte, M. Théophile Gautier était peut-être celui qui avait les dons les plus heureux. Ce qui a égaré M. Gautier, ç’a été à la fois la passion de l’indépendance et le manque d’indépendance : je ne joue pas sur les mots. L’auteur des Grotesques a reçu sans contrôle, a accepté sans restriction les préceptes de la préface de Cromwell ; puis, la voie du maître un fois adoptée, il a pris sa revanche et s’est permis (dans ce sens) les plus fantasques équipées. C’était se venger par toutes sortes de licences envers le public de la dictature subie Un académicien dont les romantiques eux-mêmes ne nient pas la malice appelait cela assez joliment une orgie dans une prison. Il y a, je veux le dire tout de suite, peu de plumes plus spirituelles et plus éveillées que celle de M. Théophile Gautier. Avec lui, il faut s’attendre à mille témérités et à mille boutades, aux plus cyclopéennes énormités comme aux mignardises les plus raffinées. Ne diriez-vous pas les bergères attiffées de Boucher, assises, avec leur minois rose et leur nez retroussé, au beau milieu du monstrueux festin de Balthazar peint par la brosse titanesque de Martinn ? Mais prenez garde, voilà les phrases de l’auteur de Fortunio qui défilent avec leurs bannières bariolées, comme celles d’un clan écossais ou d’une procession espagnole. C’est un vrai carnaval de Venise : il y a des empereurs chamarrés de pourpre et des lazzaroni déguenillés, plus fiers encore que les empereurs. Surtout, si vous portez par hasard cette perruque de Louis XIV qu’on avait autrefois le mauvais goût d’appeler le bon goût, fuyez bien vite ou vous serez berné. C’est pour cela qu’accourt à vous ce polichinelle couvert de diamans et de topazes, suivi d’un arlequin damasquiné de toutes les pierreries des Mille et Une Nuits. Ils vont vous enfariner de sable d’or ou vous donner des