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profitable est celle qu’on fait devant le public ; mais combien d’années ne faut-il pas à l’acteur pour apprendre à se faire du public un miroir dans lequel il s’examine comme devant sa glace ! Talma possédait cette faculté au plus haut point. Lorsqu’il sortait de la scène, reconduit jusqu’à la coulisse par ce frémissement d’émotion qui enivre, l’artiste, il se tenait l’écart, isolé dans un enthousiasme que chacun respectait. Se préparait-il à la scène suivante ? Concentrait-il ses forces pour s’élever au-dessus, de lui-même ? Nullement. Il ne songeait qu’à la scène qui venait de finir. Il cherchait à se rendre compte des résultats obtenus, des parties défectueuses, des lacunes à remplir. Chaque représentation ajoutait au rôle quelque effet qui devait enrichir la représentation prochaine. Si Melle George conserve, malgré le gaspillage de son talent, le prestige de la majesté royale, c’est que, dans les grands rôles de son ancien répertoire, elle n’abdique pas non plus sa souveraineté pendant les entr’actes. Elle en profite au contraire pour se rajeunir en se retrempant dans les inspirations de sa brillante jeunesse. Même fierté d’allure même accent de physionomie derrière le rideau que devant le public : son regard haut porté ne descend jamais jusqu’au peuple de la coulisse Elle marche silencieuse pleine d’elle même, indiquant seulement par un simple mouvement du doigt qu’on fasse passage. Place à Sémiramis ! La foule s’écarte, la reine passe, et on s’incline.

On a long-temps divinisé la tradition. Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs semblent se faire un point d’honneur de ne rien devoir qu’à eux-mêmes. Entre ces deux extrémités, il y a une mesure à garder. Il faut étudier les traditions théâtrales avec respect, mais sans aveuglement. La création complète d’un des grands rôles de l’ancien répertoire est une œuvre si vaste, que peu d’acteurs y parviendraient sans le secours de leurs devanciers. Les pièces de Molière, sur lesquelles tant d’hommes habiles se sont exercés, sont, je crois, les plus riches en effets traditionnels. Un comédien nommé Fierville, qui mourut, âgé de cent six ans, en 1777, avait connu, dans sa jeunesse, sinon Molière, comme on le prétendait, du moins les élèves du grand homme. « Ce Fierville dit dans ses Lettres le judicieux Noverre, me dévoila une foule de beautés que les autres acteurs m’avaient dérobées. » Telles qu’elles nous sont offertes aujourd’hui, ces pièces renferment, surtout dans les scènes gaies, nombre d’intentions fines et divertissantes, dont nous serions ravis, si nos impressions n’étaient pas affaiblies par la satiété. En disant, dans le Misanthrope, les couplets : Si le roi m’avait donné Paris, sa grand’ville, etc., les acteurs chargent