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portée de ce principe beaucoup mieux que les raisonnemens abstraits. En disant ces deux vers :

Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux,


Alceste, en proie à un noir accès de misanthropie, voudrait pouvoir se réfugier en lui-même, afin de s’isoler du reste du monde. Cette intention est si claire, qu’il semble difficile de la démentir par le geste. Cependant, tous les acteurs qui ont joué le Misanthrope jusqu’à Molé déployaient les bras par un effort excentrique, et les agitaient violemment comme s’ils avaient eu à repousser les attaques de l’univers. Ramené à la nature par son rare instinct, Molé sentit qu’il était plus vrai de concentrer son action en resserrant ses bras Sur sa poitrine avec une contraction douloureuse : idée, qui fut saisie et applaudie à une époque où pas une intention, pas un mouvement, n’échappaient aux juges attentifs de l’orchestre.

Je demande grace pour la métaphysique que je viens de faire : elle m’a semblé indispensable pour définir ce qu’il faut entendre par ce terme employé plus haut : le style dans le geste. Si la gesticulation humaine constitue un langage naturel qui a son vocabulaire et sa logique, comme les idiomes de convention, le style résulte, dans ce langage aussi bien que dans l’éloquence parlée, d’un puissant et mystérieux ensemble de qualités : justesse et force d’expression, enchaînement et progression logique, des idées, élégance et mélodie soutenue. Observez les êtres supérieurs dans ces instans suprêmes où débordent, pour ainsi dire, les richesses de leur nature : leur geste, fortement accusé, s’épuise lentement. Annoncé par l’éclair de l’œil, défini par un jeu de physionomie, il descend de là dans les membres et jusqu’au bout des doigts, qui deviennent alors, selon l’expression de Garrick, autant de langues qui parlent. Ainsi modulé, le geste s’arrondit, se phrase, et acquiert cette profondeur d’intention, cette noblesse expressive, qui nous ravissent dans les bons ouvrages de la peinture. Mais l’acteur a plus à faire que le peintre. Il suffit à celui-ci de prêter a des figures immobiles des attitudes significatives L’acteur, vivante peinture, doit se renouveler continuellement, en enchaînant les aspects d’une manière logique et toujours attrayante. L’acteur parfait, s’il pouvait exister, serait le premier des artistes.

Dans la vie commune, les gestes n’arrivent au style que lorsqu’ils sont commandés par la passion. Ordinairement, chez presque tous les