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V – DE L'EDUCATION DE L'ACTEUR

Lorsque Garrick vint en France, en 1763, il y eut entre nos artistes et le représentant, de Shakspeare une émulation de courtoisie, bien digne des deux peuples qui, vingt ans plus tôt, s’étaient mitraillés à Fontenoy avec une politesse si parfaite. Les salons littéraires et le foyer de la Comédie-Française, qui était alors le plus littéraire de tous les salons, devinrent autant d’académies dramatiques, où l’on agita mille problèmes, relatifs à l’art de l’acteur. Toutes les discussions sur le mérite relatif des écoles rivales, auraient pu se résumer, je le présume, par ce mot de Garrick, que Diderot nous a conservé : « Celui qui sait rendre parfaitement Shakspeare ne sait pas le premier mot d’une scène de Raicne, et réciproquement. »

Pour vérifier l’assertion, de l’acteur anglais, il suffit d’examiner une même situation dramatique en se plaçant successivement aux deux points de vue offerts à l’artiste. Représentons-nous sur la scène un jeune homme à son premier amour, étonné autant que ravi du trouble qu’il éprouve auprès de celle qu’il aime ; interprète d’un poète shakespearien, l’acteur ne s’analysera pas lui-même dans la verbeuse déclaration de ses sentimens. Ce sera, pour ainsi dire, contre sa volonté, par un cri venu du cœur que son cœur parlera ; si le mot suprême est accueilli sans colère, si un regard ardent et pudique lui promet le bonheur, il restera un instant immobile et sans voix, comme s’il redoutait une illusion, et puis soudainement son ame se répandra en soupirs, en phrases rapides ou inachevées ; une agitation fébrile disséminera son geste. Dans ce tableau, la nature aura été prise sur le fait. Que l’amant, au contraire, se nomme Hippolyte, et que la femme adorée soit Aricie ; qu’au lieu de peindre le premier désordre des sens par le désordre passionné du langage, le poète ait essayé de traduire l’émotion de l’amour naissant par un couplet poétique d’une suave mélodie, l’acteur devra chercher je ne sais quel souffle printanier dans sa voix, je ne sais quel enivrement de tendresse dans toute sa personne. La première manière sera faite pour donner au spectateur la sensation de l’amour ; la seconde en éveillera le sentiment. Pour réussir dans l’une ou dans l’autre, il faut au comédien un égal génie, une souplesse d’organes, une puissance d’observation également grandes ; mais on a compris, suivant le mot de Garrick, que les moyens d’exécution