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pas aussitôt qu’elles ont cessé d’être utiles ; elles demeurent fixées dans les esprits médiocres, c’est-à-dire chez le plus grand nombre, long-temps après que d’autres besoins ont appelé des idées et des passions nouvelles, et y dégénèrent peu à peu en préjugés et en lieux communs. Les masses qui les ont recueillies et qui les conservent avec entêtement peuvent constituer, sous la discipline, des gens habiles, une milice ennemie de toute innovation, forte de son inertie, capable même d’enthousiasme, qui compte dans les affaires humaines, pour beaucoup plus que l’on ne pense. En Angleterre, où les mystères du gouvernement constitutionnel ont été, par suite d’un plus long usage, bien plus approfondis que chez nous, la puissance politique des sots n’a jamais été mise en doute. Un homme d’état qui devait s’y connaître, Charles James Fox, avait coutume de dire, toutes les fois qu’il avait pris une résolution de quelque importance : « Je voudrais bien savoir ce que lord B… en pensera. » Ses amis, qui savaient que lord B… était un des hommes les plus nuls des trois royaumes, ayant fini par s’étonner qu’il tînt à connaître l’opinion d’un pareil personnage « Son opinion, leur répondit Fox, a beaucoup plus de valeur que vous ne vous l’imaginez. Il est le représentant exact de tous les lieux-communs politiques et de tous les préjugés anglais. Ce que lord B… pense de cette mesure, soyez-en certain, la majorité du peuple anglais le pensera. » Ce sont les lord B… de tous les rangs et de toutes les professions qui ont exercé la verve de M. Smith et lui ont inspiré ses plus divertissantes boutades. Il a inventé tout un vocabulaire à leur intention : il les appelle des vieilles femmes en culottes ; leur corporation, c’est la respectable anilité (anilitas) du royaume ; leur empire grotesque, c’est le doodledom, néologisme plaisant qu’il est impossible de traduire. Il voudrait que chaque ministre eût auprès de lui, comme Fox, un foolometer (comme qui dirait sotomètre), une sorte d’éprouvette vivante qui permît de faire sur elle sans qu’elle s’en doutât, l’épreuve de l’espèce entière, dans toutes les grandes occasions. Sur ce chapitre, M. Smith est intarissable, et, à la vivacité de certains de ses traits, on devine l’usage dangereux qu’il aurait pu faire de son talent pour la satire, si la conscience n’arrêtait pas, si la raison ne mesurait pas ses coups.

A l’époque où M. Sydney Smith a débuté dans la Revue d’Édimbourg, cette puissance des sots que j’ai essayé de définir était représentée par les squires et les clergymen, les hobereaux et les gens d’église, par ceux-ci surtout, dont les autres suivaient les leçons. Les squires avaient bien quelques préjugés qui leur étaient propres : ils