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avec les adversaires du régime existant. Il est vrai qu’il feignit de croire, et son biographe, M. Lockhart l’a répété depuis, que la Revue d’Edimbourg était d’abord destinée à un terrain neutre où toutes les opinions devaient se donner la main ; il prétendit que Brougham avait manqué le premier à cette convention tacite. Un vieux tory cité par M. Lockhart va même jusqu’à attribuer ce changement aux dédains de Pitt, qui ne sut pas attirer à lui ces brillans jeunes hommes alors qu’ils n’étaient point passés encore dans le camp ennemi. Il fallait avoir bien mal lu les premiers articles qu’ils publièrent pour se tromper ainsi sur leurs tendances. Du reste, je ne veux point dire que Walter Scott ne fut pas vivement blessé dans ses sentimens de tory par le fameux article de Brougham sur l’Espagne ; mais croit-on que, si la critique de Marmion n’avait point paru auparavant il aurait fait un éclat, et qu’il fut bien fâché de voir arriver à point nommé une cause avouable de rupture ? L’anecdote suivante, rapportée dans les mémoires publiés par M. Lockhart, donne quelque vraisemblance à notre hypothèse. Jeffrey, dans l’examen de Marmion, avait montré un trop vif désir de ménager la susceptibilité du poète pour que celui-ci pût lui témoigner combien il était piqué de ce que son dernier livre n’avait pas eu l’heur de lui plaisr, et pour mieux déguiser son dépit, il avait poussé l’héroïsme jusqu’à pier son critique de venir prendre à sa table sa place accoutumée. Le repas fut froid, la conversation languissante ; les deux amis qui allaient cesser de l’être, en tâchant de se cacher leur commune préoccupation, comme c’est l’ordinaire en pareil cas, la rendaient plus visible. Cependant Walter Scott avait fait bonne contenance jusqu’au bout, et Jeffrey serait sorti sans connaître les colères qu’il avait allumées, si Mme Scott, moins habile à feindre, et surtout moins faite aux usages du monde, n’eût trahi les secrets du ménage au moment même où Jeffrey prenait congé d’elle : « J’espère, lui dit-elle d’un ton d’aigreur que son accent écossais rendait plus désobligeant encore, j’espère que M Constable (le libraire de la Revue) vous, aura bien payé pour écrire l’article. Depuis ce moment, il est presque superflu de le dire, Walter Scott et Jeffrey ne se revirent plus.

Ainsi, la querelle de la critique et de la poésie est éternelle ; il faut renoncer à les voir s’accorder jamais. Les empires peuvent disparaître, les sociétés se renouveler, l’influence des temps, des mœurs, du climat, modifier les penchans de l’art, des révolutions littéraires consacrer des poétiques nouvelles, l’amour-propre des poètes est plus immuable encore que le cœur humain. Depuis le premier vers qui a surnagé sur