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paraît disposé à faire bon marché de la prépondérance. A entendre des personnes bien informées, il y a même dans cette rivalité plus qu’une question de puissance ; il y a une question de nationalité très ancienne, très vivace, et dont il faut tenir grand compte, sous peine de repousser les Slaves vers la Russie, qui leur tend, les bras.

Que dans leur désir d’agrandir leur pays les Grecs s’inquiètent peu de ces circonstances, cela est naturel ; mais une politique sage et prévoyante, une politique qui n’est ni grecque ni slave, doit s’en préoccuper sérieusement. La première chose à faire serait donc d’étudier avec soin, avec impartialité, l’état de chacune des provinces de la Turquie européenne, et de savoir positivement quelle est sa tendance et quel est son vœu. Ce que l’on peut dire d’avance, c’est qu’il n’est pas une de ces provinces où l’idée de l’indépendance n’ait jeté de profondes racines. En Valachie, en Moldavie même, on trouve, que la Russie fait payer cher sa protection, et que, s’il vaut mieux être Russe que Turc, il vaudrait mieux encore faire partie d’un état indépendant. Cependant, je le répète, c’est en Servie surtout que le mouvement national est plein d’énergie et d’avenir. Misérablement abandonnée l’an dernier par l’Autriche et par l’Angleterre, faiblement soutenue par la France, la Servie n’en a pas moins su résister courageusement aux injonctions russes et éviter le sort des principautés. Sous la suzeraineté nominale de la Porte, c’est aujourd’hui un état de 800,000 ames, presque indépendant, et dont la force d’attraction ne peut manquer d’agir tôt ou tard sur les provinces qui l’entourent. De toute la Turquie européenne, il n’est pas un point qui soit plus digne de l’appui de la France et de son intérêt.

Il est bon de le dire d’ailleurs, parmi les populations slaves comme parmi les populations grecques, il suffit à la France de se montrer pour que les esprits et les cœurs viennent à elle. La France a beau abjurer ses instincts généreux répudier son histoire, abaisser sa politique : les peuples savent séparer le pays de ceux qui le dirigent, distinguer entre ce qui est accidentel et ce qui est permanent. Sur le Rhin, la France peut exciter des méfiances, inspirer des inquiétudes. Parmi les populations slaves comme parmi les populations grecques, il n’est personne qui ne sente, qui ne comprenne qu’elle n’a d’autre intérêt que leur intérêt, d’autre pensée que leur pensée. Les populations slave et grecque sont attirées vers la Russie par la communauté du culte, par le souvenir de services rendus, par un certain prestige religieux et guerrier qui environne la tête du tzar. Elles sont repoussées de la Russie par la vue des provinces russes et par la crainte de l’asservissement.